Le Serpent, gardien du fruit défendu -
Le Serpent, gardien du fruit défendu
Les animaux sont absents de la symbolique maçonnique, au moins des trois premiers degrés. Le Serpent n’est donc apparemment pas un symbole maçonnique. C’est pourtant un animal dont la présence est très marquée, dans les mythes, légendes, religions et traditions diverses. On le retrouve beaucoup dans la mythologie Égyptienne en particulier. Il joue un rôle de premier plan dans toutes les cosmogonies. J’ai croisé des serpents dans les histoires de mon enfance, un serpent Kaa hypnotiseur dans le « Livre de la Jungle » de notre Frère Rudyard Kipling ; des dessins de Saint Exupéry représentant un « boa fermé » ou un « boa ouvert », contenant un éléphant entier… ou encore un serpent mortel au pied d’un mur dans le désert, qui donne rendez-vous au Petit Prince. En général le conseil associé au serpent est la prudence : le serpent est un danger indétectable par les sens, silencieux, invisible, froid… et souvent venimeux. Ses caractéristiques le font apparaître généralement avec une réputation sinon mauvaise, du moins douteuse, associée à une notion de vice, de traîtrise. Véhiculant l’idée de mort et de résurrection, le serpent mue, il laisse sa vieille peau derrière lui et en sort renouvelé, comme dans l’épopée mésopotamienne de Gilgamesh, lorsque le héros se fait dérober la plante de jouvence, par un serpent qui mue immédiatement après. Le serpent est en quelque sorte un animal en deux dimensions, la ligne de son corps sans épaisseur figurant tantôt une droite, tantôt des vagues, ou encore s’enroulant sur lui-même en une spirale ou un cercle… il montre une direction, ou plutôt deux, de sa langue bifide en Y, semblant indiquer qu’on a toujours le choix. Sa ligne fine ondule en glissant subrepticement entre les mondes, traverse les apparences pour voir l’envers du tissu, comme le fil de trame ondoie alternativement au-dessus et en-dessous du fil de chaîne… Dans la Torah se trouve un serpent qui parle : le gardien de l’arbre de la Connaissance du bien et du mal. Dans le chapitre 3 de la Genèse, Adam et Ève sont dans le jardin d’Éden, au pied de cet arbre, dont Dieu leur a dit de ne pas manger les fruits, au risque de la mort. Le serpent propose à Ève d’en faire l’expérience, en mangeant le fruit défendu. Ayant appris qu’ils en avaient mangé malgré son avertissement, Dieu condamne la femme à accoucher dans la douleur, et l’homme à travailler à la sueur de son front. Chassés de l’Éden après avoir été revêtus de tuniques de peaux, Adam et Ève ne pourront manger le fruit de l’arbre de Vie qui donne la vie éternelle. Ce serpent paraît donc plutôt maléfique, et le rôle de la femme dans cette histoire semble décisif, et lourd de conséquences pour l’humanité entière… C’est donc vers ce serpent-ci que j’ai choisi d’orienter mes recherches et mes réflexions, celui-ci m’ayant d’ailleurs amenée à en croiser plusieurs autres au long du chemin. Pour Annick de Souzenelle, « la Genèse, dans ses premiers chapitres, est une méta-histoire rendant compte, à travers le mythe, de notre histoire la plus intime ». Pour comprendre la Genèse, il faut percevoir tous les symboles cachés derrière le texte, dont on sait bien, en particulier depuis Darwin et son « origine des espèces », qu’il ne relate pas la création réelle de l’homme et de la femme. La Genèse est une métaphore de l’expérience intérieure de l’incarnation, qui ne peut pas être traduite en mots mais donnée à ressentir par des images puissamment évocatrices.
Ce texte, écrit à l’origine en hébreu, contient des clés de lecture, liées à l’utilisation des 22 lettres de l’alphabet hébraïque. Cet alphabet dérive lui-même des hiéroglyphes égyptiens. La connaissance des sens cachés derrière ces lettres est à la base d’une « langue des oiseaux » hébraïque, permettant de faire des rapports entre les mots et les concepts. À chacune de ces lettres est attribuée une valeur arithmologique, utilisée dans une discipline kabbalistique appelée guématrie, pour réaliser des rapports et des déductions. Par exemple deux mots qui présentent la même valeur en guématrie sont considérés comme similaires. Enfin, le Zohar, « livre de la Splendeur », est une œuvre kabbalistique majeure, qui comprend le récit de la manière dont Dieu a créé le Monde grâce aux grandes lettres hébraïques. On y trouve des éléments importants pour percer le sens des textes sacrés. Ces différents outils s‘avèrent extrêmement puissants pour qui sait les manier. Pour ma part, je me suis appuyée en particulier sur les écrits d’Annick de Souzenelle, de Marie Elia, et de Daniel Souffir, pour guider mes premiers pas dans ce monde fascinant d’une richesse inouïe. Je vais donc partir de Nahash, le mot hébreu utilisé dans la Genèse pour nommer le serpent gardien de l’Arbre. Nahash s’écrit Nun-Hêt-Shin (de droite à gauche). Nun a la valeur 50 en guématrie, reliée à une idée de totalité, car 50 est aussi la valeur du mot « kol » signifiant « tout ». Nun signifie « poisson » ou « germe ». Dans la Bible, la lettre Nun sert à écrire les noms de Noé et de Jonas : Noé dans son arche, et Jonas dans le ventre du grand poisson, sont en gestation, ce sont des germes, nageant comme des poissons dans les eaux maternelles. La lettre Nun a une forme qui évoque une relation entre le haut et le bas. C’est une lettre qui peut symboliser notre incarnation, le regard que nous portons sur notre corps de chair. Elle est également liée à une polarité féminine. Ainsi le serpent, en proposant à Ève le fruit de l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, lui propose-t-il de choisir la conscience de la dualité dans l’incarnation. Choisir de manger ce fruit c’est comme choisir entre la pilule bleue et la pilule rouge, dans le film Matrix : les expériences seront radicalement différentes… L’homme incarné, vêtu de sa « tunique de peau » donc de son corps de chair, sera conscient de son état, et en particulier des différents aspects de la dualité de son état. En contrepartie il sera chassé du Paradis, du PARDES de la kabbale : il devra oublier son origine divine… oubli nécessaire pour faire la pleine expérience de la matière. Le fait que la lettre Nun soit la première de Nahash, le serpent qui a proposé la conscience dans l’incarnation à Ève, n’est sans doute pas anodin. Pourquoi cette conscience vient-elle du principe féminin ? Peut-être parce que c’est elle qui permet la gestation du germe de vie dans ses eaux matricielles. Hêt, la deuxième lettre du mot Nahash, possède la valeur 8. Elle est symbole de « barrière ». On peut la lier à l’expérience limitée du temps et de l’espace que nous faisons dans l’incarnation. On peut l’associer aussi à une notion de motivation et de force à déployer pour franchir cette barrière, triompher de l’apparente séparation du haut et du bas, sortir des ténèbres animales, et naître à une dimension plus vaste de nous-mêmes. Là aussi, cette lettre est bien placée, au cœur du nom du serpent gardien, qui est une barrière à franchir dans la matière. Il y a donc bien un obstacle à surmonter, un point de retournement, comme le point de jonction entre la partie haute et la partie basse du nombre 8, valeur de la lettre ; échange entre monde inférieur et monde supérieur. Shin, la lettre finale du nom du serpent, a la valeur de 300 en guématrie. Son nom signifie « dent », et son tracé dérive d’un hiéroglyphe égyptien représentant un arc tendu. Shin ressemble à la fourche d’un trident, elle est liée à la dynamique du trois, trois piliers de l’arbre des séfiroth, trois colonnes, tri-unité. C’est l’une des trois lettres-mères selon la kabbale, avec Aleph (androgyne, liée à l’air) et Mem (féminine, liée à l’eau). Shin pour sa part est masculine, associée à l’élément feu. Elle symbolise une énergie vitale, une force-racine. On peut la voir constituée de trois lettres Vav, chacune de valeur 6, conduisant à apercevoir le danger du Diable, diabolus, celui qui divise. Mais Shin est aussi la lettre qui, placée au cœur du Tétragramme sacré Yod-Hé-Vav-Hé, donne Yeshouah, le nom du Christ. Trait orienté indiquant une direction, le serpent est donc une force, un désir, un arc tendu, un feu, qu’il faut maîtriser. Shin nous indique un désir triple, désir charnel pour le corps, désir de connaissance pour l’esprit, désir d’élévation et d’union au divin pour l’âme. C’est une pulsion primitive, qu’il s’agit de canaliser dans la bonne direction : La langue bifide du serpent, qu’on peut voir comme un signe du libre arbitre dont l’homme est doté, laisse le choix à l’homme de rester prisonnier de la matière, derrière la barrière du Hêt, ou de se servir de la force du Shin pour reconquérir le divin en lui. Nahash, Nun-Hêt-Shin, je le vois donc comme notre libre choix de franchir ou non la barrière de l’incarnation en canalisant notre feu intérieur, ce désir, celui-là même qui poussa Eve à acquérir la Connaissance, avec une notion sous-jacente de danger si ce feu n’est pas maîtrisé. On voit ici la nécessité de protéger l’accès au fruit de l’arbre, le qualificatif « défendu » appliqué à ce fruit pouvant être compris dans le sens « protégé » par un gardien qui avertit du danger, plutôt que dans le sens « interdit ». Dieu n’a d’ailleurs pas interdit de manger le fruit, il a averti l’homme que le jour où il en mangerait, il mourrait : et c’est le cas, l’homme incarné est mortel. Dieu laisse donc le choix. Pilule bleue, pilule rouge. Si l’homme et la femme restent prisonniers de leur corps de matière, alors le serpent est condamné à « ramper sur son ventre et à manger la poussière de la terre » comme il est dit dans le texte biblique. Cette phrase seule a suffi à jeter l’anathème sur cet animal symbolique, alors qu’il ne concerne que l’énergie des hommes qui confinent leurs pulsions à la dimension physique. S’il reste sur le plan terrestre, horizontal, le serpent rampe sur son ventre, l’homme s’est en quelque sorte incarné pour rien. Il fait des fils à son image, éternellement condamnés à la douleur et à la peine dans un travail laborieux, ainsi que l’a proclamé Élohim en les chassant du jardin d’Éden. L’Homme prisonnier de la matière détourne le feu de Shin pour satisfaire son ego. Il reste bloqué au matin du 6ème jour de la création, 6 étant la forme que prend le serpent lorsqu’il s’enroule vers le bas, valeur de la lettre Vav qui signifie « clou ». Il reste animal, confiné dans ses désirs terrestres, cloué dans la répétition du 6 : 666 est le nombre de la Bête dans l’Apocalypse de Jean. Ici se trouve le danger du serpent, qui se transforme en Diable, celui qui sépare le masculin du féminin, le Shin du Nun, celui qui coupe l’Homme de sa source divine.
Si au contraire Adam et Ève, que nous sommes tous, comprennent qu’ils ne sont pas que des corps de matière, et perçoivent le germe divin en eux à travers leurs « tuniques de peau », alors le serpent Nahash se redresse, en serpentant comme la lettre S. Homme et femme, féminin et masculin intérieurs, s’allient alors dans des noces alchimiques, soufre et mercure par l’entremise du sel, du corps donc ; et le serpent se dirige vers le ciel, désir d’élévation et désir de connaissance associés au désir charnel. Lorsque les trois feux du Shin sont en correspondance, c’est le déploiement du grand serpent Kundalini du tantrisme, qui s’éveille et se déroule à travers les chakras jusqu’à la couronne. C’est le double serpent du caducée d’Hermès, le masculin et le féminin qui s’enroulent l’un autour de l’autre et collaborent pour créer, comme le fait le double brin de l’ADN dans chacune de nos cellules, brin issu du père et brin issu de la mère, parce que tout ce qui est au cœur de la matière est le reflet de ces grands principes de l’univers. Il peut alors y avoir création d’un fils « à l’image de Dieu », en quelque sorte la pierre philosophale des alchimistes. Relevé vers le ciel par la volonté de l’homme, le serpent devient bénéfique, force motrice de l’alliance de la terre et du ciel. Ce serpent qui s’élève, c’est un grand pouvoir créateur, qui engendre bien sûr des enfants dans le plan physique, mais qui est à la base des inventions scientifiques, de la création artistique, de la création de réseaux de solidarité, de l’élan vers l’autre, de l’envie de s’élever… Le serpent qui se redresse devient comme le Serpent d’Airain, que Moïse dressa sur une perche dans le désert, et qui était l’antidote aux « serpents brûlants» envoyés par l’Éternel. (En cherchant l’illustration pour ce travail j’ai d’ailleurs appris que le « Chevalier du Serpent d’Airain » était le 25ème degré du REAA). L’airain est un alliage de cuivre, métal associé dans les anciennes traditions à la planète Vénus. Le serpent redressé est donc un antidote aux passions brûlantes des hommes, et l’objet en alliage de cuivre une invitation à la hiérogamie sacrée du masculin et du féminin. Le serpent brûlant qui « attaque la femme au talon » comme dans la Torah ou comme dans le mythe d’Orphée, c’est celui qui rampe sur son ventre et qui est présent par exemple sur des représentations où la Vierge Marie écrase la tête d’un serpent sous son pied. Après Nahash, Kundalini, le caducée, le serpent d’airain et les serpents brûlants, un autre serpent se présente à son tour durant mes recherches. Dans l’alphabet hébraïque, la lettre Thêt est associée au serpent. Un sens du mot Thêt est «bouclier », ce qui peut rappeler la fonction de gardien que porte le serpent. La lettre ressemble à l’animal à demi enroulé, écho de notre lettre G. G comme gardien ? En guématrie elle possède la valeur numérique 9 : 9 est lié à la perfection, c’est le terme d’un cycle, et pour le dépasser il faut changer de dimension : aller à 10. D’après la kabbale, cette lettre symbolise une transformation positive. Visuellement, le 9 pourrait être un serpent enroulé vers le haut. Arrivé en haut de la colonne vertébrale, le serpent redressé a achevé un cycle, il se mord alors la queue, c’est l’Ouroboros. Les pieds ont rejoint la tête, comme dans cette représentation de « l’acrobate », personnage étrange au-dessus du Christ en gloire, sur le tympan de la basilique de Vézelay, dont le corps arqué en arrière amène la tête à rejoindre les pieds, dans une forme qui figure un colimaçon, ou bien la lettre Thêt. On peut dire que la boucle est bouclée, d’autant que dans la Torah, la lettre Thêt apparaît pour la première fois pour écrire le mot « Tov », qui signifie «bien, bon, beau ». Bon comme au début du récit de la création du monde dans la phrase : « Vayar Elohim ète haor ki tov » : « et Élohim vit que la lumière était bonne » (« Tov » se traduisant ici par « waou ! » selon l’alchimiste Patrick Burensteinas !), mais aussi Bien comme dans l’arbre de la connaissance du bien, et du mal. Enfin, la lettre hébraïque Tsaddé est en relation avec Thêt car elle a une valeur de 90, soit dix fois celle de Thet. Cette belle lettre est constituée d’un Noun féminin pour sa partie gauche, et d’un yod masculin pour sa partie droite. C’est donc une lettre androgyne, qui représente magnifiquement les noces sacrées, association des polarités masculine et féminine, mariage alchimique du Roi et de la Reine, de Shiva et de Shakti, de Sagesse et Intelligence. Avec Tsaddé l’alliance se réalise dans l’être, qui peut recevoir la Lumière et la Connaissance par son pôle féminin réceptif, et la transmettre au pôle masculin, qui la met en œuvre dans le Monde… Ève joue un rôle de vecteur de Connaissance, et les eaux d’en-haut peuvent féconder le temple intérieur de l’homme, selon les paroles prononcées à la fin de nos travaux. On a voulu voir dans le mythe biblique que la femme est issue de la côte de l’homme, alors qu’on peut considérer Adam en tant que symbole de l’être humain homme ou femme, avec son côté masculin intérieur, et son côté féminin intérieur, sa part émissive et sa part réceptive. Le mot « côté » est Tsela en hébreu, dont l’androgyne Tsaddé est la première lettre. Il est intéressant de remarquer que Tsela signifie également « boiteux » : avec un seul côté, l’homme ne peut pas marcher correctement… Les religions ont diabolisé le serpent. Le « péché originel » est une notion qui ne figure pas dans la Bible. C’est un dogme de l’église catholique, proposé par Augustin. Il a été ensuite sur-interprété et a fini par désigner les femmes comme les responsables d’une faute. Il en reste des traces sensibles aujourd’hui. Le féminin voilé présent dans toutes les traditions ne doit pas être mal compris : c’est une expression du mystère de l’être intérieur ; et la « levée des voiles » dont parle le maître soufi Ibn Arabi correspond à l’accès à d’autres niveaux de conscience. Même si le monde occidental ne voile pas concrètement les femmes, ce voile est présent de façon subtile, dans l’inconscient collectif, et les femmes luttent pour s’en débarrasser. Associer les deux concepts, tentation et voile, est terriblement outrageant, à la fois pour la femme, considérée comme celle par qui le péché arrive, et pour l’homme, vu comme un prédateur dominé par ses instincts. Cette association grossière trahit ceux qui détournent le feu de Shin, ne passent pas la barrière du Hêt, restent dans la matière du Nun et laissent ramper le serpent brûlant sur son ventre… Pour conclure… Selon les anciennes Traditions, comme le serpent forme le macrocosme en présidant à de nombreuses hiérogamies, il engendre le microcosme par le mariage sacré du féminin et du masculin intérieurs. Nahash nous rappelle notre responsabilité dans l’utilisation que nous faisons du feu intérieur dont nous sommes dotés. Lorsque cette énergie créatrice n’est pas placée au service de l’ego, elle peut être un élan très puissant dans la réalisation de notre être. L’arc tendu du Shin implique une force, et une cible. Soyons assez ambitieux pour élever en nous, le plus haut possible, le niveau de la cible.
F. E.