Morceau d’architecture sur René Guénon donné à la RL Netjer (GLTI) -
Morceau d’architecture sur René Guénon donné à la RL Netjer (GLTI)
Au cours de mes lectures, j’ai d’abord été étonné puis frappé par la fréquence des références à René Guénon dans les ouvrages dits « maçonniques » (revue de la GLNF « Villard de Honnecourt », Dictionnaire dirigé par Daniel Ligou, La Franc-Maçonnerie : histoire et dictionnaire dirigée par JL Maxence, etc.). Chemin de lecteur faisant, j’ai fini par prendre conscience que René Guénon, par ses apports conceptuels, est probablement aussi incontournable en littérature maçonnique que Molière ou Victor Hugo en littérature française. Pourtant, bien que faisant partie de la culture de notre Ordre, René Guénon semble être assez rarement évoqué en loge.
J’ai aussi relevé que son « paradigme », notamment l’opposition radicale qu’il dresse entre Tradition et Modernité, suscite au sein même de la Franc-Maçonnerie et du monde intellectuel occidental autant d’adhésion que de virulentes critiques. René Guénon, pourtant bienveillant et disponible avec ses amis et visiteurs, était un homme entier, intransigeant quand il s’agissait de défendre ses « principes » : dans ces conditions, il ne pouvait qu’avoir contradicteurs ou opposants !
Si je vous parle de René Guénon, c’est également parce que son opposition de la Tradition à la Modernité est entrée en résonnance avec certaines de mes préoccupations personnelles, à savoir :
1) le spectacle quotidien d’un Occident, symbole de modernité, dévorant une grande partie du monde…
2) pendant que l’Orient se dévore aussi lui-même par des conflits entre groupes ou formes religieuses radicalisés ;
3) la montée, parmi certains de nos concitoyens, d’un islam dit « des origines » et l’expression concomitante du « je consomme donc je suis ! ».
Mon travail ne répond à aucune tentation de prosélytisme. Il n’est que le témoignage aussi neutre que possible de lectures personnelles de quelques œuvres de Guénon que je souhaite humblement vous faire partager. Ces livres sont : « La crise du monde moderne » (1927) ; « Autorité spirituelle et pouvoir temporel » (1929) ; « Le règne de la quantité » (1945) ; « Aperçus sur l’initiation » (1946).
Quelques éléments biographiques sur René Guénon
Disons-le d’emblée ! Il est risqué, pour la bonne compréhension de l’œuvre guénonienne, de faire l’impasse sur le parcours de vie de l’homme René car il était un écrivain hors norme. Ses influences ou rencontres spirituelles sont, en effet, aussi nombreuses que déterminantes.
Également connu sous le nom d’Abd al-Wâhid Yahyâ (« Le Serviteur de l’unique »), René Guénon est né le 15 novembre 1886 à Blois et est mort à l’âge de 65 ans le 7 janvier 1951 au Caire, en Égypte. De famille catholique, il a été élevé par une tante très pieuse (Mme Duru).
L’écriture a occupé la vie entière de R. Guénon, on ne lui connaît presqu’aucune autre activité. Ses nombreux livres et articles ont trait, principalement, à la métaphysique, à l’ésotérisme et à la critique – particulièrement sévère mais uniquement d’ordre métaphysique – du monde moderne.
Comme Maria Callas a changé la perception de l’opéra à partir des années 50, René Guénon a modifié celle de l’ésotérisme en Occident dans la seconde moitié du XXe siècle. Il a eu une influence marquante sur des auteurs aussi divers que Mircea Eliade, Raymond Queneau, André Breton, André Gide, René Barjavel, Françoise Dolto et même André Malraux (lecteur de Guénon « dénoncé » par son deuxième épouse, Marie-Madeleine Lioux).
De santé fragile, le jeune René Guénon n’en est pas moins un excellent élève, en sciences comme en lettres. Il entre en classe de mathématiques élémentaires en 1904 puis s’installe à Paris pour étudier les mathématiques. Mais, à la suite de difficultés, dues entre autres à sa santé déficiente, il ne persévère pas, et abandonne ses études en 1906. Il pénètre alors les milieux occultistes papusiens sans les prendre au sérieux et s’en éloigne assez rapidement. Fréquenter les milieux occultistes et spiritistes était de bon ton dans les salons et les milieux socialistes du Paris de la Belle époque. René Guénon en dénoncera plus tard les errements dans « Le théosophisme, histoire d’une pseudo-religion » (1922) et dans « L’erreur spirite » (1923).
Il rencontre aussi à cette époque des maîtres hindous de l’école védantique de Shankarâ dont il ne révèlera jamais à personne le nom et les circonstances du contact. Ces maîtres lui auraient donné la mission de témoigner par ses écrits de la pérennité du « Védânta », grand système de la tradition brahmanique fondé sur l’identification de l’âme individuelle (âtman) et de l’âme universelle (brahman).
Mais c’est par le peintre suédois Ivan Aguéli (1869-1917), grand voyageur féru de traditions orientales, que René Guénon est initié aux textes de grands noms du soufisme et nommé « Abdel Wahid Yahia ».
Reçu franc-maçon en 1907, puis évincé en 1909 de la loge martiniste « Humanidad » par Papus pour dissidence, René Guénon passe à la Loge « Thébah » de la Grande Loge de France le 4 avril 1912, Atelier qui le radiera dès 1913 ou 1914 pour défaut de paiement de cotisation. Malgré cela, la Franc-maçonnerie restera en bonne place de préoccupations de Guénon jusqu’à la fin de sa vie, notamment par l’intermédiaire du très célèbre frère Oswald Wirth.
En 1928, à la suite des décès de sa tante et de son épouse, la santé de Guénon se détériore. Le 15 mars 1930, il se rend cependant en Égypte, dans le cadre d’un projet initial de traductions de textes de l’ésotérisme islamique, projet qui est brusquement abandonné par son éditeur. Il reste toutefois au Caire, rompt définitivement avec le mode de vie occidental (il porte le costume égyptien traditionnel et parle arabe), évite la communauté française d’Égypte, subsiste dans des conditions très précaires. Après sa rencontre avec le cheik Mohammad Ibrahim, il en épouse la fille en 1934, femme dont il aura 4 enfants.
Deux ans avant sa mort, René Guénon est naturalisé Égyptien. Il passe le plus clair de son temps à écrire dans sa maison face aux pyramides : des articles et ses ouvrages, mais également une volumineuse correspondance avec près de 300 correspondants réguliers grâce auxquels il suit l’évolution des idées en Occident.
Tradition et modernité au sens de Guénon
1) Prérequis important : René Guénon considère que l’être humain est d’essence spirituelle. Il n’est pas seulement un animal raisonnable. Il est habité au plus profond par la présence de l’infini.
René Guénon propose une doctrine traditionnelle comme critère de justification de tout (y c. du politique : cf. « Autorité spirituelle et pouvoir temporel »). Si une chose n’est pas adossée à une doctrine traditionnelle ou d’ordre spirituel, alors elle ne vaut rien !
Je vais essayer de vous dresser cette doctrine en moins d’une dizaine de points distinctifs, démarche nécessairement réductrice :
2) Il semble que René Guénon ait voulu inscrire son paradigme dans un schéma ternaire :
Principe-« Manu »-Tradition primordiale
Le Principe renvoie au verbe éternel mais aussi à l’infini qui comprend tous les possibles, à l’unité sans commencement, à l’immutabilité (au divin ?), à ce qui est au-delà du manifesté comme du non-manifesté (Brahma des hindous). Il est sans forme, sans nom, sans visage, vide de toute attribution ou qualification.
Cf. la lettre « iod » en hébreu, origine de toutes les autres lettres
Cf. rituel du RAPMM : « Nos esprits s’élèvent dans les hauteurs vers ton Principe, au-delà du manifesté et des formes »
Cf. rituel du RAPMM : « Toi dont la Nature toute entière n’est que l’image »
Cf. rituel du RAPMM (fermeture des travaux) : « Mystérieuse et ineffable manifestation que nos maîtres honoraient à Memphis »
Cf. rituel du RAPMM : « Toi qui as constitué les être par ta parole »
Manu (se prononce « Manou ») correspond au passage de l’état de virtualité à celui d’apparence, au verbe manifesté, à l’«intelligence cosmique ou universelle, créatrice de tous les êtres, image réfléchie du Verbe émanateur […]. Il est le (principe) Législateur primordial et universel » (présent dans toutes les traditions du monde). Il est ce que René Guénon appelle le « Roi du monde » et a une fonction régulatrice et ordonnatrice.
Cf. rituel du RAPMM : « Ô Beauté éternelle, qui ordonnes et harmonises tout de par le monde, que la 3ème lumière soit ! » ou (fermeture) : « Puissance souveraine que l’on invoque sous 100 noms divers, Architecte éternel, ordonnateur de tous les mondes »
Primordiale car la plus ancienne tradition de l’humanité. Elle n’est « que » pérenne (sa longévité ne vaut que du début à la fin de son cycle), n’est qu’un reflet du principe, ainsi que l’enseignement
La Tradition primordiale est la loi primitive énoncée par Manu, la métaphysique pure, unité essentielle et atemporelle de toutes les traditions manifestées. Si les multiples traditions régulières affichent une unité doctrinale, c’est qu’elles sont toutes issues, à des degrés divers, de la Tradition primordiale.
3) D’après René Guénon, c’est par les symboles initiatiques que les traces de la Tradition primordiale sont arrivées jusqu’à nous. Les symboles se caractérisent en effet par :
. leur permanence depuis l’origine des temps ;
. l’étendue infinie de leurs possibilités.
4) René Guénon se refuse à donner le nom de tradition à tout ce qui est d’ordre purement humain (« il n’y a et ne peut y avoir de véritablement traditionnel que ce qui implique un élément d’ordre supra-humain »)
5) dans l’ordre de l’intelligence, René Guénon reproche aux modernes de ne rien connaître de supérieur à la raison qui est une faculté purement humaine ! Les modernes nient en effet toute faculté d’ordre supra-individuel, ils dénient à l’être la possession et l’usage de toute faculté d’ordre transcendant. Pour Guénon, tant que les occidentaux s’obstineront à méconnaître ou à nier l’intuition intellectuelle, ils ne pourront avoir aucune tradition au vrai sens du mot. Ils ne pourront non plus s’entendre avec les authentiques représentants des civilisations orientales. L’immédiateté (par laquelle seule s’obtiendrait la vraie connaissance métaphysique) caractérise l’intuition intellectuelle. Avec la doctrine métaphysique, elle est au principe de toute civilisation traditionnelle.
6) Le besoin d’agitation incessante, de changement continuel, de vitesse sans cesse croissante est le caractère le plus visible du monde profane moderne, tout entier à l’action pendant qu’une société traditionnelle privilégie la contemplation, sorte d’absence au monde, ou encore la transcendance. Pour Guénon, dans le monde moderne, les changements sont recherchés pour eux-mêmes, donnant l’impression qu’il n’y a plus aucune stabilité, aucune place pour l’immuable et le permanent, voire l’éternel.
7) Dans le domaine de la science, René Guénon dénonce l’absence d’unification par la conscience d’un principe créateur. La science moderne ne serait que morcellement indéfini, véritable désagrégation de l’activité humaine dans tous les ordres où elle peut encore s’exercer. De là l’inaptitude à la synthèse. La science profane ne serait finalement qu’une sorte de « savoir ignorant »….de la doctrine traditionnelle. La vérité ne serait accessible que par l’écoute de la Tradition.
8) Toujours dans le domaine scientifique, René Guénon soutient que c’est une illusion que de croire qu’une théorie peut être prouvée par les faits. Elle le serait en réalité le plus souvent à l’aide d’idées préconçues. Il fait d’ailleurs remarquer au lecteur la succession de plus en plus rapide de théories sans fondement, qui, à peine édifiées, s’écroulent pour être remplacées par d’autres qui dureront moins encore.
René Guénon déplore que la science moderne nie tout ce qui ne se rapporte pas aux choses matérielles ou sensibles (i.e. qui peuvent se voir, se toucher, etc.). En procédant ainsi, le monde moderne enferme les sciences dans un domaine relatif et borné, ignorant de toute fin supérieur à lui-même, ne débouchant que sur les applications pratiques ou industrielles. Au contraire, la conception traditionnelle rattache toutes les sciences aux principes (donc à la stabilité) comme autant d’applications particulières.
Pour Guénon, les hommes occidentaux limiteraient donc leurs ambitions intellectuelles
9) La prétention de réduire la qualité à la quantité (à la mesure) serait aussi très caractéristique de la science moderne. Tout ce qui ne se mesure pas est pour elle irréel, illusoire, superstition, inimaginable même. C’est ce que Guénon appelle le règne de la quantité, titre de l’un de ses ouvrages paru juste à la fin du la 2ème guerre mondiale.
Féroce critique contre la statistique (la manie des recensements) dans le règne de la quantité
Et Guénon de rappeler l’impasse dans laquelle s’engage le monde moderne en vénérant la quantité : « La matière […] est essentiellement multiplicité et division, donc source de luttes et de conflits ». S’imaginer que les relations établies sur le terrain des échanges commerciaux peuvent servir à un rapprochement et à une entente entre les peuples est une erreur : elles ont exactement l’effet contraire.
La déchéance du monde moderne : pourquoi ? Comment ?
Pour notre homme de la soirée, le monde occidental s’inscrirait dans un long cycle de déchéance graduelle et marqué par quelques principaux jalons.
Selon René Guénon, c’est la civilisation grecque, par l’importance qu’elle accordait au raisonnement, au discursif, qui, la première, aurait introduit une rupture dans le monde où régnait encore la Tradition.
Le Moyen-Âge (qui pour René Guénon s’étend de Charlemagne au début du 14ème siècle) aurait provisoirement rétabli un « ordre normal » :
– une société fortement hiérarchisée, durablement structurée,
– la suprématie d’une autorité spirituelle (religieuse même = le catholicisme) sur l’ensemble des Nations qui émergeaient à peine d’un monde barbare.
Mais René Guénon attribue à Philippe Le Bel la lourde responsabilité d’avoir exterminé les Ordres initiatiques, notamment celui des Templiers, qui reliaient de facto l’Occident à l’Orient et préservaient ainsi le fil de la Tradition.
La Renaissance « humaniste » aurait ensuite été une étape décisive, tout simplement fatale : elle aurait provoqué l’irréversibilité du déclin en installant « l’individualisme » (au sens guénonien, signifie que tout est ramené au niveau de l’humain, par opposition au « supra-humain ») qui consiste en la négation de tout principe ou autorité supérieur(e) à l’individualité et en la réduction de la civilisation, dans tous les domaines, aux seuls éléments purement humains.
Pour René Guénon, la révolte de la Renaissance contre l’esprit traditionnel aurait notamment pris la forme du Protestantisme. À l’autorité de l’organisation qualifiée pour interpréter légitimement la tradition religieuse de l’Occident, le Protestantisme prétendit substituer le « libre examen », laissé à l’arbitraire de chacun et fondé uniquement sur l’exercice de la raison humaine.
Le protestantisme a toutefois laissé subsister un élément supra-humain qui est la Révélation. Et non pas du monde (approche cyclique de René Guénon) : « Toujours le désordre s’efface et l’ordre se restaure finalement »
Les principes ne sauraient se confondre avec quelques « idées directrices » d’origine humaine
Un contact avec l’esprit traditionnel pleinement vivant est nécessaire pour réveiller ce qui est plongé dans une sorte de sommeil, pour restaurer la compréhension perdue.
Par conséquent, la morale religieuse aurait fini par se substituer à la religion elle-même, puis les vagues aspirations sentimentales (« religiosité ») à ladite morale religieuse puis enfin « la morale laïque » à la simple religiosité.
Pour René Guénon, notre monde aurait désormais atteint le « Kali-Yuga » ou « l’âge sombre » : cette étape annoncerait la fin d’un monde.
Alors est-il encore possible de « sauver le monde moderne » ?
L’Occident menace de tout submerger et d’entraîner l’humanité entière dans le tourbillon de son activité désordonnée. Il faut, selon René Guénon, impérativement le réformer pour le protéger contre lui-même.
Ceux qui pensent que notre âge d’or est dans l’avenir se trompent. Il est dans le passé puisqu’il correspond à notre « état primordial ».
La connaissance des principes, qui est la connaissance par excellence, la connaissance métaphysique au sens vrai du terme, est universelle comme les principes17 eux-mêmes (aucune contingence individuelle).
La prise de contact avec les traditions dont l’esprit subsiste est le seul moyen de revivifier ce qui est susceptible de l’être. C’est là, selon Guénon, un des grands services que l’Orient peut rendre à l’Occident par porosité intellectuelle et spirituelle. Car le véritable esprit traditionnel n’aurait plus de représentants authentiques et vivants qu’en Orient, notamment chez les hindous [La religion (catholique), pour beaucoup, serait simplement une affaire de « pratique », d’habitude voire de routine, où chacun s’abstiendrait de chercher et de comprendre quoi que ce soit].
D’après René Guénon, une tradition occidentale, si elle parvenait à se reconstituer, prendrait forcément une forme extérieure catholique, non seulement parce que des restes d’esprit traditionnel y survivent depuis le Moyen-Âge mais aussi parce que les occidentaux n’ont pas grand-chose à gagner en se déracinant culturellement.
Par son caractère même, cette œuvre de reconstitution ne peut être que celle d’une élite intellectuelle (et non pas sociale). La conservation de la doctrine suppose un enseignement traditionnel organisé par une élite peu nombreuse, apte à transmettre et par laquelle se maintient l’interprétation orthodoxe. Car seule l’élite a accès à l’ésotérisme.
Le pouvoir de l’élite (son autorité plutôt) ne vient que de sa supériorité intellectuelle, de sa réalisation « intérieure ». L’intellectualité ne fait qu’un avec la vraie spiritualité. Pour Guénon, l’autorité spirituelle (et c’est ce qui constitue sa respectabilité) est, par sa nature même, au-dessus de tous les conflits d’ordre politique.
Quelques considérations sur le cas de la Franc-Maçonnerie
À mesure qu’il avançait dans son parcours intellectuel et littéraire, René Guénon a manifesté des sentiments variables à l’égard de la FM, marqués tour à tour par l’agacement, la désolation (« La notion de réalisation y est complétement perdue de vue aujourd’hui » ou encore « les Francs-Maçons dédaignent leurs propres symboles, vestiges d’une initiation qui est pour eux lettre morte ») mais aussi l’espoir. Peu avant sa mort, il projetait d’écrire un livre spécifiquement consacré à notre ordre ainsi qu’à celui du compagnonnage auquel il attachait une relative importance. Pour Guénon, seules ces deux organisations occidentales peuvent revendiquer une filiation traditionnelle authentique.
La France Antimaçonnique, 1914
1) Pour Guénon, la Franc-Maçonnerie aurait perdu la Tradition en 1717 (fondation de la Grande Loge de Londres par les deux protestants qu’étaient Anderson et Desaguliers) en passant de l’opératif au spéculatif. Ce jalon de l’histoire de la Franc-Maçonnerie ne marquerait pas son origine mais le début de sa dégénérescence car le spéculatif et le système obédientiel ne se traduiraient en fait par aucune « réalisation » initiatique. Pour les membres, l’initiation ne serait alors que virtuelle.
Dans toute civilisation traditionnelle, toute activité humaine est toujours considérée comme dérivant essentiellement des principes. Elle constitue, pour celui qui l’accomplit, un moyen de participer effectivement à la tradition (fonction organique du métier). Elle revêt alors, comme l’art d’ailleurs, un caractère « sacré » et « rituel ».
Dans une telle civilisation, chaque occupation est un sacerdoce. En même temps qu’il est préparé à un usage spécifique, chaque objet sert de « support » de méditation reliant l’individu à quelque chose d’autre que la simple modalité corporelle.
René Guénon pense que si le métier traduit effectivement la nature intérieure de l’individu, il doit servir de base à une initiation. Au sens de René Guénon, le statut de compagnon serait le plus initiatique (initiation de métier fondée sur la géométrie symbolique) (cf. rituel du RAPMM : « …les plans parfaits de ta sagesse » ou encore « Mes frères, l’œuvre d’architecture qui fut confiée à notre ordre à l’aube des Temps est réalisée à l’aide de trois outils qui portent le beau nom de joyaux de la loge »).
2) Parmi les critères choisis par ce grand ésotéricien pour séparer le bon grain de l’ivraie en matière d’Ordres ésotériques légitimes ou autoproclamés, figure l’indétermination dans le temps et l’espace. Si l’on peut donner une date précise ou un fondateur bien identifié à un ordre, il y a alors de grands risques pour que cet Ordre n’ait rien d’initiatique car le but essentiel et final de l’initiation est de dépasser le domaine de l’individualité.
À ce titre, la création ou réforme de rite maçonnique pose problème dans le paradigme guénonien (RF-Amiable puis Groussier, RER-Willermoz, RAPMM-Ambelain, ROS-Guilly, Illuminati de Bavière-Weishaupt).
3) Après la seconde guerre mondiale, comprenant que sa recommandation de rapprocher l’Orient et l’occident pour aider ce dernier à recouvrer un esprit traditionnel n’aurait pas de concrétisation rapide, René Guénon croit pouvoir espérer un recours à la Franc-Maçonnerie. Au convent de la GLDF de 1948, alors que la FM européenne se reconstruit lentement, bon nombre de dignitaires de l’obédience (dont le Grand Maître) et de bon connaisseurs de l’œuvre de RG proposent un rituel rénové, vidé des fantaisies de l’époque et largement fondé sur les approches guénoniennes.
René Guénon s’efforcera d’encourager des FM connaissant bien son œuvre et ses thèses à renouveler leurs travaux en introduisant par exemple dans leurs pratiques rituelles la récitation du « dhikr » qu’il regardait comme l’ultime et unique possibilité d’accéder à l’ « immersion divine ». Des frères furent sélectionnés pour leur transmettre une méthode issue du soufisme invoquant un nom divin d’origine hébraïque (« El Shaddaï » invoqué par « Abraham »).
Pour diverses raisons internes (notamment la difficulté à trancher la question du rattachement exotérique d’une organisation dont la base initiatique est chrétienne et les travaux fondés sur Salomon et le mythe du Temple) c’est un échec et Guénon, pourtant retiré au Caire, en gardera une profonde déception.
J. H.