Les enfants de Mani -
Les enfants de Mani
Plus de 1500 ans après la naissance du prophète Zoroastre, environ huit siècles après celle de Siddharta Gautama, le Bouddha historique et près de deux siècles après celle du prédicateur Jésus de Nazareth, Mani voit le jour dans la cité parthe de Ctésiphon, à une trentaine de kilomètres au sud de l’actuelle ville de Bagdad en Irak. Contrairement aux trois premiers maîtres spirituels dont il se revendiquait être le continuateur, le personnage de Mani s’est dissout dans les brumes de l’histoire. Seul gnosticisme porté au rang de religion universelle, le manichéisme fut réprimé, délibérément condamné à l’oubli ou à la calomnie par ses détracteurs, à tel point que le seul écho déformé que nous en ayons aujourd’hui est un adjectif : « manichéen », désignant péjorativement une attitude opposant le bien et le mal sans aucune subtilité, ni demi-teinte.
Je vous propose de boire à nouveau ensemble le breuvage amer de Mnémosynée pour invoquer le souvenir de Mar Manī hayyā, « Maître Mani, le Vivant ».
Les origines de Mani
Mani est né le 14 avril 216 en Babylonie (actuel Irak) dans le village de Mardinu, près de Ctésiphon, capitale de l’Empire parthe qui deviendra huit ans plus tard la capitale de l’empire perse sous la dynastie des Sassanides.
L’étymologie de Mani, son nom persan (Manès en grec ancien) vient probablement du sanskrit maṇi, signifiant « joyau », terme que l’on retrouve dans le mantra bouddhiste « Om maṇi padmé hoûm ».
Sa mère, Maryam, est selon la tradition, issue d’une lignée princière parthe et adepte du zoroastrisme, une religion monothéiste fondée par Zoroastre (ou Zarathustra). Le zoroastrisme est centré sur la divinité principale Ahura-Mazda que les fidèles honorent par le feu, symbole du divin.
Le père de Mani, Patteg, est d’ascendance noble, élevé dans la religion traditionnelle mésopotamienne. L’hagiographie manichéenne le dit adorateur de Nabû, dieu du savoir et de l’écriture et associé à la planète Mercure1.
Alors que Maryam était enceinte du futur Mani, Patteg reçut trois commandements au « sanctuaire des idoles » lui imposant de quitter sa religion païenne pour rejoindre une communauté que la tradition islamique nomme al-mughtasila (« ceux qui se lavent »). Il s’agit d’une secte judéo-chrétienne baptiste et gnostique, appelés également Elkasaïtes ou Ébionites. Si ce mouvement a disparu au Xe siècle, on sait qu’il a profondément marqué l’Islam et survécu au travers du mandéisme, qui compte encore de nos jours quelques milliers de membres.
Patteg abandonne donc femme et enfant à naître pour vivre dans cette communauté à l’ascèse rigoureuse qui se nomment eux-mêmes « Les vêtements blancs ». Comme Jean le Baptiste et ses disciples esseniens, les Elkasaïtes ont renoncé aux sacrifices de feu et de sang du judaïsme originel pour la purification physique et spirituel par l’eau. Les ablutions et immersions sont extrêmement nombreuses et toute nourriture non lavée rituéliquement est considérée comme impure. Ils ne consommaient ni alcool ni produits carnés, et cultivaient leurs propres légumes, respectaient la Loi judaïque et considéraient Jésus comme le dernier des prophètes.
Alors que Mani avait atteint sa quatrième année, son Père vient le récupérer pour l’emmener avec lui dans sa communauté. Il découvre un enfant infirme de la jambe droite mais vif d’esprit. Mani sera élevé au sein de cette secte baptiste et y séjournera vingt ans.
Les révélations du Jumeau
En l’an 228, à l’âge de 12 ans, Mani a sa première révélation. Le messager de cette révélation est un ange appelé en nabatéen « al-Tawm » (« le compagnon »). Il se présente à lui sous l’aspect d’un jumeau de lumière, comme un double spirituel. La notion de jumeau fait écho à une figure majeure du christianisme oriental et gnostique de l’époque : l’apôtre Thomas. Le nom du jumeau céleste de Mâni, « al-tawm (voisin d’al-taw’am) n’est qu’une forme arabisée de l’araméen toma (syr. taumā) et répond ainsi exactement au nom, au surnom de l’apôtre Thomas : “le Jumeau” » (Henri-Charles Puech). Deux textes chrétiens apocryphes, les Actes de Thomas et l’Évangile selon Thomas3, étaient très répandus dans les communautés gnostiques syriaques, dont celle des Elkasaïtes dans laquelle fut élevé Mani. Supposé être le frère jumeau du Christ, Thomas apportera l’enseignement de Jésus en Orient, sur les terres de l’actuel Irak, de l’Afghanistan, du Pakistan jusqu’au sud de l’Inde où il serait mort.
Dans les textes en grec ancien, Le jumeau céleste est nommé συζυγος (« suzugos »). Dans le domaine de l’ésotérisme, le terme « syzygie » exprime l’union symbiotique de deux symboles en opposition. En franc-maçonnerie, la lune et le soleil, ou les carrés blancs et noirs du pavé mosaïque forment une syzygie. Le messager qui apparaît à Mani est son double de lumière, distinct et en même temps inséparable.
Dans d’autres textes exégétiques manichéens, le double céleste de Mani est appelé Paraclet, signifiant « Esprit Saint », et qui peut aussi se traduire littéralement par « consolateur », « intercesseur » ou encore « défenseur ». Dans la bible chrétienne canonique, on ne retrouve ce terme que dans un seul texte : l’évangile de Jean3.
Au verset 14, 25-26, Jean rapporte les paroles de Jésus :
« Je vous ai dit ces choses pendant que je demeure avec vous. Mais le Paraclet, l’Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. »
Et de poursuivre au verset 16, 13-14 :
« Quand le Paraclet sera venu, l’Esprit de vérité, il vous conduira dans toute la vérité ; car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu’il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir. »
Les Kephalaïa coptes, commentaires doctrinaux manichéens rapportent les paroles du jumeau de lumière à Mani :
« Sépare-toi de cette communauté car tu n’appartiens pas à ses adeptes… Toutefois, en raison de ton jeune âge, le temps n’est pas encore venu de te manifester. » (Keph. I)
Effectivement, douze années s’écoulent où Mani jusqu’au jour même de ses 24 ans, al-tawm se présente à nouveau à Mani :
« À l’époque où mon corps eut atteint son développement, à l’improviste descendit et apparut devant moi ce très beau et sublime miroir de moi-même. Quand j’eus vingt-quatre ans, (…) le Seigneur très bienheureux me prit en pitié et m’appela à sa grâce, il m’envoya de là-bas mon jumeau. Lors donc qu’il fut venu, il me délia, me mit à part et me retira du milieu de cette Loi dans laquelle j’avais grandi. C’est ainsi qu’il m’a appelé, choisi et séparé du milieu de ces gens. » (CMC)
Le départ de Mani de la secte judéo-chrétienne ne se fait pas sans confrontations avec les supérieurs de la communauté. Mais en douze années d’attente, Mani a eu le temps de fourbir ses armes théologiques et de mûrir son projet. La Vita Mani, riche en détails historiquement vraisemblables, souligne l’ironie dont fait preuve le prophète en devenir pour critiquer l’obsession des elkasaïtes à tout baptiser, y compris les fruits et légumes de leur nourriture. Ses arguments sont en appel, faisant le constat que si le jeûne prolongé a l’intérêt de produire moins de déchets, un aliment purifié par l’eau engendre autant d’excréments et de pets qu’un qui ne l’est pas. La seule vraie purification est celle de l’esprit.
« La pureté dont parle l’Écriture est cette pureté qui vient de ce qu’on sait séparer lumière et ténèbre, mort et vie, eaux vives et eaux mortes. Voilà la pureté véritablement droite que vous avez reçu commandement de mettre en pratique » (CMC 84-85)
On ignore si Mani quitta de son plein gré la communauté elkasaïte ou si il en en fût chassé ; les écrits manichéens rapportent en revanche que son propre père faisait partie de la poignée de disciples qui prirent la route avec lui. Ce départ marque la rupture définitive de Mani avec le judaïsme, mais pas avec le christianisme.
Mani le prophète
Il commence sa prédication sur les terres où l’apôtre Thomas s’était rendu deux siècles auparavant, et que l’on nomme les royaumes indo-grecs. Ces territoires, conquis autrefois par Alexandre le Grand, s’étendent de nos jours sur l’Afghanistan, le nord du Pakistan et le nord-ouest de l’Inde. Durant deux années, Mani prêchera sa doctrine en s’imprégnant lui-même du gréco-bouddhisme, un autre syncrétisme issu des cultures héllénistique, iranienne et parthe4.
Le gréco-bouddhisme est majoritairement à l’origine du bouddhisme mahāyāna, dit bouddhisme du « Grand Véhicule ». Ce courant bouddhiste se démarque par la croyance dans les Bodhisattva, des êtres éveillés qui ont fait le choix de retarder leur propre libération par compassion afin d’aider les autres à trouver le chemin de l’éveil. Les Bodhisattva sont les équivalents des élus ou parfaits manichéens dont je vous parlerais un peu plus tard. Du bouddhisme, le manichéisme se ré-appropriera également la doctrine de la transmigration des âmes et la pratique de la méditation.
Mani n’est pas un simple imitateur de Jésus-Christ, et pas uniquement son apôtre ; pas plus qu’il n’est le fondateur d’un syncrétisme opportuniste. Son jumeau céleste lui a révélé son rôle et sa mission. Il est le Paraclet annoncé par le Christ et le Sceau des prophètes. Faisant le constat que le Zoroastrisme n’était que la seule religion des Perses, que l’Église du Christ s’était cantonnée à l’Occident et que le message du Bouddha n’avait pas franchi les frontières de l’Orient, Mani désire porter au monde une foi universelle capable de rassembler tous les êtres.
« Quant à mon espoir, je l’administre de façon à ce qu’il parvienne en Occident et qu’il soit porté pareillement en Orient. Et l’on entendra la voix de sa prédication en toutes langues, et elle sera annoncée en toutes villes. Mon Église est supérieure, en ce premier point, aux Églises précédentes car les Églises précédentes n’ont été élues que pour des lieux particuliers et des villes particulières. Mon Église, je l’administre de façon à ce qu’elle parvienne dans toutes les villes et que sa bonne nouvelle atteigne tout pays. » (Kephalaia 154)
Mani ne ménagera pas ses efforts pour diffuser sa révélation, selon le souhait du Christ à ses apôtres : « aux quatre régions du monde », malgré son infirmité et les épreuves. Trente années à parcourir les grands empires de son époque « en courant », d’est en ouest et du nord au sud. Après lui, son enseignement se répandra dans presque tout le monde connu, par la route de la soie et les voies maritimes, de l’Afrique romaine, notamment l’Égypte jusqu’en Mongolie et en Chine, de la péninsule arabique jusqu’aux Balkans de l’Empire byzantin.
Théologien d’exception, immense lettré et artiste de talent, Mani trouve réponse aux plus grands problèmes que pose le principe d’une spiritualité universelle.
À la différence de ces prédécesseurs, Zoroastre, Bouddha et Jésus, Mani rédige lui-même les écrits fondateurs de sa philosophie, afin de ne pas prendre le risque que des disciples après lui, ne trahissent son message, engendrant division et confusion. Aucun des trois prophètes dont il assume le legs, n’a laissé d’écrit et Mani considère que leurs enseignements sont incomplets. Pour sceller dans le marbre la doctrine de sa « Religion de lumière », il rédige neuf ouvrages de sa propre main.5
Sept d’entre eux sont écrits en syriaque. Le syriaque, qui a pour origine le dialecte araméen parlé dans le nord de la Mésopotamie, est la langue natale de Mani. Il prend vite conscience des problèmes que poserait la traduction de ses propres écrits dans les langues des pays voisins de l’Empire Perse. Qu’a cela ne tienne, Mani trouve une solution innovante.
« Il chercha, écrit l’historien Michel Tardieu, à faire écrire l’iranien tel qu’il se prononçait, la langue vivante prenant le pas sur la langue hiératique. L’instrument qui résulta de cette réforme – instrument que l’on a coutume d’appeler « alphabet manichéen6 » – fut si pratique et si clair qu’il devint bien sûr l’outil de propagande des manichéens sur toute l’étendue du domaine iranien mais qu’il fut adopté aussi par des non-manichéens (Sogdiens et Turcs) pour transcrire et traduire les Écritures indiennes et bouddhiques. »
L’art manichéen
Mani ne s’arrête pas à cette seule invention d’un alphabet pour faciliter la diffusion de son message. Maître dans l’art pictural, il réalise un album de planches peintes, l’Arzhang, ou « Livre d’images » afin d’illustrer les principes essentiels de sa doctrine. Outre l’extraordinaire capacité des images à transmettre de manière simple et synthétique l’essentiel de la cosmogonie et des fondamentaux de sa philosophie, Mani pensait que les arts, tels que la peinture, la calligraphie et la musique étaient dans le monde physique les meilleures voies pour atteindre le monde spirituel ; et que la création artistique était l’expérience qui se rapprochait le plus de la création de la Vie par Dieu. L’iconographie a eu une telle importance dans la diffusion de l’enseignement de Mani que certains historiens de l’art supposent que la tradition manichéenne est à la source de la peinture miniature persane et a influencé la pratique bouddhiste de l’etoki, consistant à transmettre la foi par l’illustration.
La philosophie du manichéisme
Mais quelles étaient justement la nature et les conceptions métaphysiques du manichéisme ? Mani est né en Babylonie, il est citoyen iranien sous l’empire néo-perse des Sassanides, et de culture judéo-chrétienne. Le dualisme radical de Mani puise dans la doctrine de Zoroastre qui considère le monde matériel comme champ de bataille entre les forces du Bien et celles du Mal. Au zoroastrisme, Mani a emprunté son éthique et une partie de son vocabulaire. Dans l’elkasaïsme, courant judéo-chrétien, il a découvert l’enseignement de Jésus au travers d’évangiles gnostiques (évangile et actes de Thomas) ; il a construit sa cosmogonie à partir des apocryphes judaïques (Livre d’Hénoch) tout en rejetant les autres préceptes du judaïsme. Auprès du gréco-bouddhisme, lui-même au contact de l’orphisme, Mani a découvert les principes de la métempsycose, de l’importance de l’éveil spirituel en vue de la libération et a fait de sa philosophie un ésotérisme gnostique religieux plus qu’une religion ésotérique. De tous ces courants, il a retenu les nécessaires ascétisme du corps, droiture du mental, rectitude de l’esprit, le respect de la vie sous toutes ses formes – même les plus simples, l’amour de la beauté et le rejet de ce qui avilit.
« Abû Shakûr Sâlimî décrit les manichéens chinois adorant le soleil, l’eau, les arbres, les plantes, les animaux “parce que dans tout être beau, la divinité de Lumière a pris demeure ”. » (Pacôme Thiellement, « La victoire des Sans Roi »)
Aux enseignements des trois prophètes qui l’ont précédé (Zoroastre, Bouddha et Jésus), dont il estime le contenu incomplet et parfois corrompu du fait de l’absence d’écrits de première main, Mani vient apporter au monde son message qui se veut être la synthèse juste et parfaite de ces trois lignées.
« La sagesse et la connaissance sont ce que les apôtres de Dieu ne cessèrent d’apporter de période en période, écrit-il. Ainsi elles sont apparues dans un des siècles passés par l’intermédiaire de l’apôtre appelé Bouddha dans les contrées de l’Inde, et en un autre par l’intermédiaire de Zarathustra dans le pays de Perse, et en un autre par l’intermédiaire de Jésus dans le pays de l’Occident. Puis est descendue cette révélation, et a paru cette prophétie en ce siècle présent par mon intermédiaire, moi, Mani, apôtre du Dieu de la vérité dans le pays de Babel. » (extrait du Shâhpurakân)
Les deux natures et les trois temps
La philosophie du manichéisme se divise en deux natures et en trois temps.
Ces deux natures ou deux royaumes, sont ceux de la Lumière et des Ténèbres. Si la Lumière est qualitativement supérieure aux Ténèbres, toutes deux existent de toute éternité, et l’une est exact opposée de l’autre. Le concept de Dieu, appelé Père de la grandeur est associé au Royaume de la Lumière et des cinq éléments qui lui sont associés : Intelligence, Science, Pensée, Réflexion, Conscience.
Le Roi de la Ténèbre, son double négatif règne sur les cinq royaumes de la fumée, du feu dévastateur, du vent destructeur, de l’eau trouble et des ténèbres. Lors de cet état antérieur, les deux principes, Lumière et Ténèbres, étaient clairement séparés.
Le temps médian est celui dans lequel nous sommes toujours. Au terme de batailles épiques entre le Bien et le Mal, comme il y en a tant dans les cosmogonies et mythes fondateurs, la lumière se trouve mélangée aux ténèbres. Notre monde matériel résulte de ce brassage instable entre ces deux substances incompatibles et non-miscibles. Afin de réintégrer l’état d’homme primordial, c’est à dire d’émanation du Royaume de la Splendeur, tous les êtres sont amenés à évoluer spirituellement au cours de leurs incarnations successives en rejetant les ténèbres et en concentrant la seule substance lumineuse. Au terme de cette longue épreuve s’ouvrira le temps final qui verra le rétablissement de la séparation complète entre Ténèbres et Lumière.
Ce que résume simplement le Songhuiyaojigao, traité manichéen chinois du VIIIe siècle :
« Les deux principes ont des natures absolument distinctes. Dans le moment initial, il n’y a pas encore les cieux et les terres, il existe seulement, à part l’une et l’autre, la Lumière et les Ténèbres ; la nature de la Lumière est la sagesse ; la nature des Ténèbres est la sottise. Dans le moment médian, les Ténèbres ont envahi la Lumière ; la Lumière vient et entre dans les Ténèbres et s’emploie tout entière pour les repousser. Dans le moment final, la Lumière est retournée à la grande Lumière ; les Ténèbres sont retournées aux Ténèbres amassées. »
La vinaigrette est la meilleure analogie qui me soit venue à l’esprit pour représenter les étapes des trois temps selon la tradition manichéenne. L’huile représente la Lumière et le vinaigre les Ténèbres. Les deux ne sont point miscibles et séparés au temps initial, l’huile au-dessus du vinaigre de par sa densité moindre et les deux substances s’ignorant l’une et l’autre. C’est la violence du chaos, comme le ferait le fouet dans le saladier, qui a pu disperser les gouttelettes de lumière au milieu des ténèbres en créant le monde. On ne peut chasser les ténèbres en s’y opposant ou en les combattant. Pour un disciple de Mani, c’est le temps dans l’amour, la douceur, la sérénité et la recherche du Beau en toute chose qui permettra que les deux substances se dissocient à nouveau. Notre âme appartient toute entière à la Lumière, dans la fraction huileuse qui s’élèvera et se reconstituera au-dessus des aigres ténèbres auxquelles appartiennent la matière et les autres fractions les plus denses de notre être.
« Pour Mani, explique l’exégèse Pacôme Thiellement, un germe de Lumière est présent dans chaque homme, et la tâche de celui-ci est de tout faire pour que ce germe prenne le dessus sur les puissances ténébreuses.[…] Ce qui prime est la recherche de la divinité intérieure, vers laquelle nul n’est guidé que par lui-même – et par son jumeau céleste – devenant soit l’artisan de son salut, soit le complice de son enténèbrement. Mais ce germe de Lumière est également présent dans le cœur de chaque communauté, de chaque civilisation, de chaque spiritualité. » (« La victoire des Sans Roi » de Pacôme Thiellement)
La communauté manichéenne et ses principes
Pour les manichéens, la communauté se divise en deux grands corps : celui des Élus (encore appelés Saints ou Parfaits) et celui des Auditeurs, ou Laïcs. C’est parmi les Élus que sont choisis tous les représentants de l’Église, qui est structurée à la manière des églises chrétiennes.
Pour espérer échapper au cycle des incarnations terrestres, il faut avoir la vie d’un Élu, de la même manière que selon le bouddhisme, il faut pouvoir être un bouddha, un éveillé pour sortir du Saṃsāra.
Selon cette même correspondance, l’expérience des vies successives amènera un auditeur à devenir un jour un Élu, et l’Élu a le devoir de monter dans la hiérarchie cléricale par son exemplarité. L’Élu occupe le rôle d’un bodhisattva en conduisant ses frères et sœurs en humanité et plus particulièrement les auditeurs à cette évolution.
Les Élus et les Auditeurs dépendent les uns des autres. L’historien Michel Tardieu de préciser « Les auditeurs ne sont pas des manichéens au rabais. […] Les laïcs sont l’Église au même titre que les religieux ; les uns et les autres ont des fonctions qui, bien que différentes, restent complémentaires. Le laïc permet au religieux d’être entièrement voué au service de la prière et de la parole, le religieux assure au laïc son salut éternel par les conseils qu’il prodigue et les célébrations liturgiques qu’il organise. » (« Le manichéisme », Michel Tardieu) Les cinq obligations des auditeurs sont à l’origine des cinq piliers de l’Islam : les Commandements, la prière, l’aumône, le jeûne, la confession des péchés.
Les trois sceaux
Le code des Élus est éminemment plus contraignant. Ils observent cinq commandements (vérité, non-violence, comportement religieux, pureté et bienheureuse pauvreté) et leur règle de vie est dictée par les trois sceaux symboliques : le sceau de la bouche, le sceau des mains et le sceau du sein.
Le sceau de la bouche est le rejet du mensonge sous toutes ses formes (médisances, calomnies, blasphèmes, parjures) et de toute attitude qui ne soit pas conforme à leur voie spirituelle. Ce sceau englobe aussi tous les interdits alimentaires nombreux : « Toutes nourritures carnées, boissons fermentées (bière, vin, alcool de riz) et laitages de toute sorte étaient proscrits car leur préparation impliquait une série d’actes violents attentatoires aux âmes lumineuses contenues en eux. » (Michel Tardieu, « le manichéisme »). Les Élus étaient aussi soumis à des jeûnes longs et sévères.
Le sceau des mains leur impose une interdiction absolue de tout acte violent, y compris envers une plante ou animal, car tout corps sur cette terre contient des particules de lumière. Cette attitude de pur respect s’étend à la nature sous toutes ses formes, et endommager par mégarde ou négligence des outils de travail est un acte de violence. De ce fait, les Élus n’ont pas le droit au travail agricole qui porte atteinte aux végétaux. Ce travail est laissé aux laïcs.
Le sceau du sein impose l’abstinence sexuel et exige de ne pas favoriser la reproduction des êtres vivants, car si leur porter atteinte est un acte de violence, agir de manière volontaire pour leur reproduction ne fait que repousser indéfiniment la libération finale de la lumière prisonnière de la matière« Droit, non violent, chaste, abstinent et pauvre, commente Michel Tardieu, tel est donc le religieux manichéen qui pratique les cinq commandements dans lesquels Mani a enfermé l’idéal des béatitudes et des conseils évangéliques »
La mort du prophète
On peut s’étonner qu’une telle religion, quand bien même si exigeante avec son clergé, mais si empreint de bienveillance et de compassion, si respectueuse avec la vie, avec un sens aigu du travail spirituel intérieur est pu disparaître complètement, jusqu’à être effacée de la mémoire collective ? Probablement parce que Mani, son Église et ses disciples n’ont jamais transigé avec leurs valeurs morales et spirituelles pour imposer leur idéal. Au nom de l’Amour, de la Vérité, de la Justice, combien de religions n’ont pas hésité à juger, à accuser, à massacrer et à détruire, tandis que d’autres se sont servis du pouvoir temporel et des compromissions avec les puissants de ce monde pour asseoir leur autorité, toujours pour le soi-disant bien de tous et pour la prétendue gloire de leur Maître ou Prophète.
Mani refuse tout cela. Il a l’amitié et l’oreille attentive d’un des plus grands dirigeants de son temps, Shapour 1er, Roi des rois de l’empire sassanide, dernière dynastie impériale perse. Shapour veut faire du message de Mani la religion officielle de son empire, en lieu et place de l’ancien culte zoroastrien. Mais Mani ne veut pas que l’universalité de sa révélation soit mis en péril par une affiliation à un quelconque pouvoir et encore moins qu’un royaume conquiert, guerroie et tue en son nom.
Hélas, l’époque de Mani est une ère ou la religion est le support de l’idéologie politique : confucianisme et bouddhisme dans l’empire de Chine, zoroastrisme dans l’empire perse renaissant et christianisme dans l’empire romain déclinant. Plus que tout autre, Mani a parcouru le monde pour porter le message des maîtres spirituels qui l’ont précédé. Plus que tout autre il a aussi compris que le royaume de lumière n’est pas de ce monde.
« L’univers, rapporte un manuscrit chinois, est la pharmacie où les corps lumineux guérissent, mais il est en même temps la prison où les démons obscurs les enchaînent. » Si Hormizd Ier, fils ainé de Shapour, agit avec la même indulgence envers les disciples de Mani en son royaume, son règne ne dure qu’à peine plus d’un an et c’est son frère Vahram Ier qui lui succède en l’an 273. Ce dernier se laisse influencer, voire manipulé par Kartir, le grand prêtre suprême du royaume qui prêche pour un zoroastrisme sans rivaux et avec une solide organisation cléricale. Auparavant tolérant, la religion des prêtres du feu devient sous la houlette de Kartir, et avec le soutien du roi Vahram, l’unique religion d’état et une machine à répression sanglante envers le christianisme, le judaïsme, le bouddhisme et bien évidemment le manichéisme. Mani s’éloigne des terres de persécution pour prêcher aux confins de l’empire sassanide (Irak, golfe persique, Afghanistan) et rencontrer les communautés déjà installées.
La conversion à la doctrine de Mani d’un roitelet vassal de Vahram rend ce dernier furieux. L’empereur n’en laisse rien paraître et invite Mani à se présenter à son palais.
Mani se rend sans crainte à Ctesiphon, la ville qui l’a vu naître presque 60 ans plus tôt. Vahram lui reproche le non-respect de son assignation à résidence et son prosélytisme auprès de ses vassaux. Au mépris et à la colère de Vahram, Mani répond par le calme et la douceur, rappelant au roi l’attitude bienveillante et l’estime qu’avait pour lui son père, le grand roi Shapur.
Vahram ne peut tolérer ce camouflet et il fait arrêter Mani, au terme d’un procès expéditif.
Je cite ici l’écrivain Amin Maalouf :
« Mani fut livré au supplice des fers. Une lourde chaîne scellée autour du cou, trois autres autour du buste, trois à chaque jambe, et trois encore à chaque bras. Sans autre violence, ni sévices, ni cachot. Il était seulement retenu dans une cour dallée, près du poste de garde. Sous le poids, sa vie allait s’épuiser goutte à goutte. Ordre avait été donné de le nourrir pour qu’il survive plus longtemps. Pour qu’il souffre plus longtemps. » (Amin Maalouf, « Les jardins de Lumière »)
Son agonie, que ses disciples appelleront en référence à Jésus sa « crucifixion » ou sa « passion » dure 26 jours. Malgré la souffrance et l’épuisement, il rédige quelques lettres à l’attention de ses disciples. Celles-ci feront partie des futures épîtres dont des extraits seront lus chaque année, à la fête de la Bêma, en mémoire du départ céleste de Mani le Bouddha de lumière.
Vahram 1er et son grand prêtre Kartir ne peuvent se permettre que la capitale royale ne devienne un lieu de pélerinage et un signe fort doit être donné aux hérétiques. Les prêtres manichéens dans la capitale sont pendus. Le cadavre du prophète est décapité, sa tête est clouée à l’une des portes de la ville tandis que son corps, écorché et rempli de paille, mais toujours reconnaissable à sa jambe droite contrefaite, est suspendue à l’autre porte.
Le rêve d’une religion d’amour et de lumière en Occident s’éteint avec le rêveur. Ironie de l’histoire : l’Empire iranien de Vahram rejètera le manichéisme au profit du zoroastrisme puis de l’islam, mais l’empire romain ne l’accueillera pas plus en raison des origines iraniennes de Mani.
Cela n’empêchera pas le manichéisme d’infuser l’islam chiite et aussi le christianisme romain par l’intermédiaire de Saint Augustin, un temps auditeur avant d’en être un détracteur.
L’histoire du manichéisme se poursuit en Chine du VIe jusqu’au XVIIe siècle, sous le nom de míngjiào. Auprès des cultures locales, Mani était présenté comme un Bouddha, l’avatar de Lao-Tseu ou encore le successeur de Vishnu. Le manichéisme devient même la religion officielle du Royaume ouïghour au VIIIe siècle. Juste retour des choses, cette religion, après s’être nourrie de judéo-christianisme gnostique, de zoroastrisme et de bouddhisme marquera sensiblement de nombreux courants spirituels orientaux. Le manichéisme se fond avec le taoïsme dans un courant bouddhiste nommé maitreyisme, en référence à la figure de Maitreya, le Bouddha sauveur de l’avenir. Il pénètre également le courant bouddhiste dit de la Terre Pure. Cependant, malgré son désir d’universalité, le manichéisme est toujours perçu comme une religion étrangère de l’ennemi perse, ou comme une menace incontrôlable par les autorités politiques. Comment ne pas craindre des croyants qui ne s’associent à aucun pouvoir temporel, refusent toute violence et paradoxalement considèrent la vie terrestre comme une malédiction ? Les manichéens sont comme tous les autres gnostiques : des Sans Roi, qui abhorrent le pouvoir et méprisent le monde.
« Issu de la Lumière et des dieux, me voici en exil et séparé d’eux. Les ennemis, fondant sur moi, m’ont emmené parmi les morts. » (Hymne manichéen de Tûrfân).
Le manichéisme fera deux grandes et dernières apparitions en Occident sous d’autres noms : le bogomilisme et le catharisme. La filiation n’est certes pas directe et on connaît mal les voies par lesquelles la doctrine manichéenne s’est infusée mais la parenté est indéniable. Le bogomilisme s’est développé dans une grande partie des Balkans au Xe siècle et le catharisme au XIIe siècle en France. Les points communs avec le manichéisme : univers gouverné par deux principes, le Bien et le Mal ; Dieu n’est point de ce monde, ineffable et inconnaissable ; Le monde de la matière est ténèbres et seule l’âme est de nature divine ; rejet de toute autorité temporelle ; reconnaissance de guides spirituels appelés « Parfaits », rejet de la consommation d’alcool et de viande.
Bogomiles et Cathares subiront la même répression que les disciples de Mani, disparaissant dans les flammes et de la mémoire des hommes.
« Le Soleil ne se lève pas pour les aveugles, les sourds ne peuvent pas entendre la Voix, et ce n’est pas pour des morts que sont préparés les banquets sacrés. » se lamentait l’auditeur romain Secundinus.
La maçonnerie spiritualiste porte encore en elle l’esprit de ces spiritualités : l’idée que l’esprit est supérieur à la matière, d’un Principe créateur inconnaissable mais que le travail intérieur et transcendant peut nous permettre d’approcher, le concept de transmigration des âmes et de leur réintégration selon le principe cher à Martinez de Pasqually et Louis-Claude de Saint-Martin. Nous sommes les « enfants de la Veuve », expression qu’utilisait d’ailleurs les Manichéens pour désigner Jésus.
Peut-être sommes-nous aussi un peu les enfants de Mani ?
J’ai dit V∴M∴
Bibliographie
- Cameron, Ron & Dewey, Arthur : The Cologne Mani Codex
- Decret, François : Mani et la tradition manichéenne
- Decret, François : Regards sur le manichéisme
- Hureaux, Roland : Gnose et gnostiques, des origines à nos jours
- Maalouf, Amin : Les jardins de lumière
- Riffard, Pierre : Ésotérismes d’ailleurs, les ésotérismes non-occidentaux
- Tardieu, Michel : Le manichéisme
- Thiellement, Pacôme : La victoire des Sans Roi, révolution gnostique