La Franc-Maçonnerie au cœur des années folles -
Morceau d’architecture présenté lors du Convent de la Grande Loge Traditionnelle Initiatique
La Franc-Maçonnerie au cœur des années folles
J’ai toujours aimé cet entre-deux-guerres, les années 20 que l’on appelle aussi les Années Folles. Je ne connaissais bien entendu que les aspects sociologiques, culturels et artistiques de cette décennie. C’est pourquoi j’ai voulu m’intéresser de près au paysage et évènements maçonniques marquants durant ces années. Cependant je me suis d’avantage concentré sur un grand nom de notre Rite : Jean Bricaud, Grand Maître dans les années 20.
Mais quand commencent les Années Folles ? Après la signature de l’armistice de la première guerre mondiale, soit fin 1918. Les Années Folles prennent fin juste avant le krach boursier de 29. Dix petites années, mais dix années éblouissantes, talentueuses, et pleines de rebondissements maçonniques.
En 1919 donc, la France bascule dans une nouvelle époque et souhaite tourner définitivement la page du 19e siècle, car après quatre années d’une guerre effroyable, la jeunesse française n’a plus qu’une obsession : Oublier cette tragédie. Et pour ce faire un seul remède : inventer un monde nouveau de fête, de jouissance, de rire…
Pour décrire l’effervescence qui s’empare de la France un mot s’est imposé dès les années 20 « la folie ». La folie c’est la mise à bas des valeurs d’avant-guerre. Danses, fêtes, carnavals… Les Années Folles sont en réalité une révolution culturelle portée par une poignée d’hommes et de femmes visionnaires. La folie de ces années, c’est la leur : écrivains, danseurs, philosophes… Ils ont tourné le dos aux bonnes manières et ont animé les grandes villes dans un tourbillon de couleurs et de rythmes. Une parenthèse de liberté, dix années d’une intensité inouïe.
En ce début d’année 1919, l’armistice est signé depuis deux mois, la France a gagné la guerre avec ses alliés. Le maréchal Pétain remet des médailles aux soldats encore vivants. Malgré les 1 700 000 morts, les tranchées, les obus, notre pays doit aider les survivants, ses survivants qui sont traumatisés, mutilés, gazés et atteints de pathologies psychiatriques, neurologiques, qui les condamneront à ne jamais reprendre une vie normale… Le pays est déchiré entre le désir de se reconstruire et le souvenir et le respect que l’on doit à ceux qui ont péri pour la patrie. Les anciens combattants vont mettre toutes leurs énergies à faire du souvenir de la guerre une chose sacrée. Leurs nombreuses associations sont puissantes, influentes. C’est la coalition de la droite et du centre qui a remporté les élections. L’église catholique elle, fait son maximum pour essayer de restaurer une autorité perdue. De grandes Obédiences maçonniques comme le GODF ou la GLDF veulent sauver la laïcité. Reste les législatives pour ne pas donner les « pleins pouvoirs » à la droite. Le GODF et la GLDF soutiennent fortement ce que l’on nommera le « cartel des gauches », ce regroupement de différents partis de gauches comme les radicaux indépendants.
Tous s’inquiètent de cette volonté de l’église de revenir en force. À cet effet, le GODF et d’autres Obédiences font tirer à plus de 10.000 exemplaires un communiqué, largement distribué, invitant ce cartel à respecter ses engagements.
Preuve de son inquiétude, le GODF soumet en 1927 à la réflexion de ses loges la question des moyens employés pour le « maintien et la défense de l’esprit laïque, contre l’esprit dogmatique et dominateur ».
Satisfaits des premières mesures prises par les partis du cartel des gauches, les grandes Obédiences maçonniques se félicitent du fait qu’Édouard Herriot mène une lutte contre l’enseignement religieux. Ce dernier fait de la laïcité son fer de lance. Cependant les maçons sont rapidement déçus par l’échec du cartel sur des aspects économiques et financiers en 1926. C’est la soupe à la grimace sur les colonnes.
L’extrême gauche en 1922 porte un coup d’épée à la Maçonnerie mondiale et française en particulier. En effet, la 3e internationale communiste réunie en congrès à Moscou, condamne la double appartenance maçonnique et communiste française, et vise certaines personnalités communistes. Comme aujourd’hui les partisans des extrêmes politiques qui s’apparentent à des groupes sectaires, privent de liberté leurs adhérents. En effet après ce congrès moscovite, le bureau politique du parti communiste français met en demeure ses membres de choisir d’être Francs-maçons ou communistes… En des termes, on ne peut plus clair, la dissimulation par quiconque de son appartenance à la Franc-Maçonnerie sera considérée comme une trahison impardonnable. Certains maçons choisissent donc de démissionner. Les communistes sont sévères avec les anciens frères puisqu’ils sont privés pour deux ans du droit d’exercer des fonctions au sein du PCF. Cependant la condamnation est à sens unique puisque à aucun moment les obédiences ne radieront un frère, ou refuseront l’initiation d’un profane en raison de son appartenance au parti communiste. La Maçonnerie, en particulier le GODF est alors la grande force morale de la gauche, non communiste. Malgré les lourdes pertes que la guerre a provoquées dans ses Loges, ses effectifs ne cessent de croître. Il passe de 22400 adhérents en 1919 à 28000 en 1925 et 31000 en 1927.
Mais dans les Loges, comme dans le gouvernement, les anciens combattants sont tellement représentés, que la chambre des députés est baptisée bleu horizon, en hommage à la couleur des uniformes de la glorieuse armée française. Ces hommes sont déterminés à faire des années 20 des années de deuil, aussi bien dans le monde profane que dans le monde maçonnique. Comme un pied de nez à leurs desseins, le jeune Raymond Radiguet rédige le diable au corps avec une première phrase qui ne laissera personne indifférent : « que ceux déjà qui m’en veulent se représente ce que fut la guerre pour de jeunes garçons, 4 ans de grandes vacances », ainsi commence le diable au corps. A 17 ans Raymond Radiguet fait scandale dans le monde de l’édition et de la littérature. Le diable au corps raconte la liaison d’un jeune homme et d’une femme dont le mari est au combat. C’est pour beaucoup d’anciens combattants un sacrilège, une insulte à la nation tout entière. Son succès sera de courte durée car il tombe gravement malade et meurt en décembre 1923.
Mais la génération de l’écrivain du diable au corps, trop jeune pour avoir connu les champs de bataille, n’en peut plus de fêter les morts, de chanter la Marseillaise et de s’incliner devant les drapeaux. Ils n’ont qu’une envie irrésistible, celle de s’amuser et de vivre. Les années folles, c’est aussi l’époque de Le Corbusier, cette architecture moderne qui commence à utiliser du béton pour ériger de grands bâtiments, le style Art-Déco arrive et avec lui les progrès technologiques dans les appareils ménagers : l’aspirateur, le lave-vaisselle, le lave-linge…
Les Parisiennes se sont émancipées pendant que les hommes étaient au front, et grâce à leurs couturiers elles abordent les chapeaux cloche et des coupes de cheveux bien plus courtes. Le couturier Poiret fait remonter, tout comme Gabriel Chanel, les jupes au-dessus du genou, Jean Patou et Jeanne Lanvin apporte eux aussi leurs élégances à ce nouveau souffle…
Bien entendu, les Lyonnaises ne sont pas en reste, et elles aussi remontent leurs jupes au-dessus des genoux. De belles maisons de coutures lyonnaises spécialisées dans la soierie se créent comme les soieries Ducharne, fondées en 1920 par François Ducharne qui a collaborée avec plusieurs générations de couturiers parisiens, de Poiret à Patou, en passant par Gabriel Chanel et Christian Dior.
Pendant que ces dames s’habillent, les Frères dans les Loges tentent de reprendre doucement leurs travaux. Chaque Atelier compte ses membres disparus. Un grand banquet est réalisé le 29 mai 1919 pour cimenter les Ateliers Lyonnais, quelques soient leurs rites, et une Tenue funèbre inter-obédientielles a lieu en octobre 1919. Mais l’absence d’initiation pendant les 5 ans de guerre, les découragements, la situation économique, sans compter les décès, ont affaibli les Ateliers lyonnais. La Loge « Fraternité et progrès » qui ne compte plus qu’une trentaine d’inscrits se met en sommeil, et fini par fusionner avec « les amis de la vérité ». La Loge « Les égaux » sont absorbés par « Le parfait silence. »
Cependant, le GODF et la GLDF n’étaient pas les seules Obédiences maçonniques du paysage français. Il fallait aussi compter pendant cette décennie sur la « Grande Loge Nationale Indépendante et régulière Pour la France et les Colonies ». Elle pratiquait le RER, et suite à une fusion avec une loge qui regroupait beaucoup d’expatriés Anglais, elle pratiquait un rite qui était typiquement anglo-saxon, devenu plus rare aujourd’hui, mais qui existe toujours, à Lyon notamment, le Rite Émulation. Cette Obédience fut rapidement reconnue par la GLUA, Grande Loge unie d’Angleterre. Après la seconde guerre mondiale elle allait devenir la GLNF.
Bien sûr pendant les années 20 il existait également ces fameuses Loges dites d’adoption, où les épouses des Frères travaillaient dans des Loges bien à elles, sous le parrainage, ou sous la coupe, de grandes Obédiences, notamment la GLDF. Avec un rituel bien à elles, dit « Rituel d’adoption » qui a presque disparu aujourd’hui puisque les Loges d’adoptions sont devenues une obédience au début des années 50, la GLFF. Il existe un Atelier féminin qui pratique encore le rituel d’adoption, et c’est le seul dans l’hexagone.
Les Années Folles connurent aussi la célèbre Loge mixte créée par Maria Deraismes et Georges Martin. Cette sœur n’avait pas vraiment envie, comme le suggérait René Guenon, de travailler sur le symbolisme des métiers à tisser, de la tapisserie et autres activités féminines. Le DH était né, mais nous ne pouvions pas alors parler encore d’Obédience.
Qu’en est-il de notre rite durant ces années 20 ?
À la veille des années 20, Papus, qui fut Grand Maître du RAPMM décède le 25 octobre 1916. Lui succède Charles Détré qui décède le 25 septembre 1918.
Pendant la guerre 14-18, notre Rite a souffert comme bien d’autres. Il fut mis en sommeil aussi bien en France que dans d’autres pays.
En 1919, au début des Années Folles un groupe de Maçons appartenant à différents rites comme le Rite Français et le Rite Ecossais, et possédant également les Hauts-Grades du Rite de Memphis-Misraïm, sont désireux, tout en restant fidèle à leurs obédiences, de travailler la Maçonnerie du point de vue purement initiatique. Ils prennent la résolution de rétablir le Rite de Memphis- Misraïm en France. Ils réveillent à l’Orient de Lyon la loge Humanidad en 1908.
Jean Bricaud, le 10 septembre 1919 se voit délivrer une charte pour la constitution en France d’un Souverain Sanctuaire de Memphis-Misraïm. Le fait de créer un Souverain Sanctuaire est très important. Il est le garant du rite : il vérifie que celui-ci soit bien respecté, non modifié, et pratiqué à bon escient. Toutes les Obédiences travaillant au Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm ont un Souverain Sanctuaire.
Jean Bricaud devient alors pour la France le Grand Maître du RAPMM. Mais qui cet homme qui a joué un rôle important dans la maçonnerie Égyptienne ? Ce Frère ne devint pas au début des Années Folles Grand Maître du Rite de façon classique :
Jean Bricaud est né le 11 février 1881 dans le département de l’Ain, de parents cultivateurs. Destiné à devenir prêtre, il entre au petit séminaire de Meximieux.
Mais plus que devenir prêtre c’est l’ésotérisme qui l’intéresse. Il découvre Papus sous le regard inquiet de ses instructeurs religieux, et à 16 ans décevant l’espoir des siens il refuse d’entrer au grand séminaire. Il s’installe alors à Lyon en 1887 et y reste jusqu’à ce qu’il rejoigne l’Orient éternel en 1934. Bricaud fréquente au 9, rue de Bonnel dans le 3ème, La boutique du libraire Elie Alta. Ce Martiniste le remarque comme un néophyte sur le seuil et le présente à Emmanuel Lalande, dit Marc Haven, intime de Papus qui l’introduit auprès de leur maitre commun, Maitre Philippe. Bricaud rencontre alors Papus et s’affilie dans l’Ordre Martiniste en janvier 1901. Il rentre en relation avec le patriarche de l’Église Gnostique Jules Doinel, et le 3 mars 1901 il devient évêque de l’Église Gnostique.
En 1907 un concile réuni à Lyon par Bricaud entérine l’union des trois Églises différentes : l’Église Johannites, l’Église Carmélitaine et l’Église Gnostique. Ils fusionnent en une unique Église Catholique Gnostique, qui prend en 1908 le titre de « Église Gnostique Universelle ». Elle deviendra l’église officielle du Martinisme.
C’est seulement en 1907 que Jean Bricaud est initié dans la Loge Droit Humain numéro 2, à l’Orient de Lyon où il reçoit les 3 grades symboliques. En effet, étant Martiniste, il existait des passerelles qui permettaient d’obtenir, ce que l’on pourrait appeler des équivalences. Ce fut le cas pour Bricaud. Quelques mois plus tard, il fut admis au 18e grade de cette Obédience qu’il quitta en 1919. Il rejoint alors la Grande Loge de France au sein de la Loge la Jérusalem Ecossaise, numéro 97, à l’Orient de Paris le 20 octobre 1918.
Mais c’est en 1911 que Bricaud entre au Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm, avant de devenir le Grand Maître du rite en 1919.
Les Années Folles voient par la suite le réveil du Rite de Memphis en Italie sous l’égide du Grand Maître, McBean et de son Souverain Sanctuaire à Palerme en 1924. Le Grand Hiérophante du Rite, le frère Théodore Reuss, décède en 1925. Les Italiens mettent en sommeil le Rite, en raison de la situation politique du pays, c’est dire l’attitude hostile du gouvernement fasciste envers la Franc-Maçonnerie.
Enfin en 1930, à la fin des années folles, le Souverain Sanctuaire de France voit son Grand Maître Jean Bricaud malade, et c’est Constant Chevillon, devenu détenteur des patentes qui fut nommé Grand Maître du Rite en 1934 au décès de ce dernier.
Pour conclure, la Maçonnerie des Années Folles contraste avec « la folie », des Années Folles. Les profanes qui avaient été blessés dans les horreurs de la guerre ne pouvaient pas selon les constitutions d’Anderson frapper à la porte du temple, s’ils étaient atteints d’une pathologie commençant par la lettre B comme boiteux, bègue, borgne, bossu… De son côté, la visionnaire et courageuse Maria Deraismes bousculait ces fameuses constitutions, et notre Rite sortait doucement de sa léthargie… Les années folles furent une grande avancée pour les femmes en Franc-Maçonnerie, elles préservèrent aussi la laïcité, et redonnèrent vigueur au Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm
TD