MORCEAU D’ARCHITECTURE de la RL NETJER -
La voie du Maître
L’histoire de notre vie d’être conscient est une recherche de la maîtrise ; depuis la recherche de la nécessaire maîtrise de la communication, qui passe autant par les expressions faciales que par le langage oral, puis écrit, jusqu’à l’indispensable maîtrise de la locomotion, pour notre propre autonomie et l’expansion de nos frontières.
Dès la sortie à la lumière du jour, extirpés des entrailles maternelles, nous avons surmontés une multitude d’épreuves pour interagir avec autrui et notre environnement. Nous avons franchi étape après étape, toutes les difficultés pour pouvoir nous exprimer, parler, marcher, courir, découvrir. Nous n’avons eu de cesse d’explorer le monde, parfois pour tenter de le soumettre au fil de l’épée, parfois pour le comprendre et le dépeindre par nos capacités d’abstraction intellectuelle ou notre potentiel artistique et créatif.
Notre humanité est une fourmilière où cohabitent des êtres incarnés animés par une quête de sens qui passe par le désir d’être maître : maître de notre quotidien chronophage et énergivore, maître de notre discipline favorite, maître de notre destin pour les ambitieux les plus optimistes, maîtres du monde pour les égotistes les plus avides de pouvoir.
Le Pouvoir, justement, est le premier pilier du Maître ; le maître au sens latin de « Dominus » : celui qui fait autorité, qui domine. Les deux autres piliers du Maître sont le Savoir et la Sagesse. Ils sont l’apanage du « Magister », le maître qui possède le savoir et qui enseigne. Le radical latin de magister, « mag » qui porte cette notion de puissance se retrouve sans surprise dans l’adjectif « magnus » (grand) mais aussi dans le mot « magus » (mage, sorcier
Les Mages
Il y a 3000 ans, les Mages étaient les prêtres des Mèdes, ancien peuple du Nord-Ouest de l’Iran. Ces mages étaient astrologues et devins et disciples du prophète Zoroastre. Zoroastre, ou Zarathoustra est un personnage mythique ou historique qui réforma, au cours du IIème millénaire avant notre ère, l’ancienne religion originelle du mazdéisme en une religion monothéiste centrée autour du dieu Ahura Mazdâ.
Ahura Mazdâ, littéralement « Seigneur de la Sagesse » est l’Esprit suprême selon Zarathoustra. Il se déclinait en 7 vertus divines, que l’on pouvait aussi considérer comme des génies bienveillants, ou entités angéliques. Ces sept expressions du divin se nommaient Amesha Spenta, soit « Saints Immortels ».
Le troisième Amesha Spenta dans l’ordre canonique du zoroastrisme est Xshathra Vairya, que l’on peut traduire par « pouvoir désirable ». Il correspond à la capacité de l’être humain à s’unir avec la divinité.
Cet état d’union avec la divinité, sorte d’état transcendant qui n’est pas sans rappeler l’éveil du bouddhisme ou l’extase mystique des religions du livre se nomment « Maga ».
Le terme « maga » en vieux-perse a aussi été employé pour désigner le mage, le maître spirituel du zoroastrisme.
Sur le chemin de cette réflexion sur lequel je veux vous conduire avec moi ce soir, nous voyons que les origines du mot « maître » nous invitent en premier lieu à borner les limites mêmes de ce mot au-delà desquelles la maîtrise perd son sens ou son essence.
Magister & Dominus
Première limite : Magister et Dominus signifient bien tous deux « Maître », mais tandis que l’un conduit à la lumière, l’autre peut amener aux ténèbres.
Magister et Dominus sont tous deux des figures d’autorités, des êtres de pouvoir, mais le premier considère ce pouvoir comme un bien précieux qu’il faut transmettre avec sagesse et bienveillance, tandis que l’autre use de son pouvoir pour asseoir son autorité par la domination de l’autre.
Dans la culture populaire, Magister et Dominus sont comparables au Maître Jedi et à son double maléfique le Seigneur Sith de la saga Star Wars.
Être maître, être un maître
Deuxième limite : faire la distinction entre être maître et être UN Maître, qui, in fine, est semblable à la distinction entre être initié et être UN Initié.
Nous tous ici présents, nous pouvons affirmer être initiés et être maîtres ; mais probablement aucun d’entre nous peut prétendre être un Maître ou un Initié. L’ajout de l’article indéfini fait toute la différence. Ce n’est moins une différence de statut qu’une différence d’avancement sur notre propre voie spirituelle intérieure.
En franchissant le parvis du temple, nous sommes devenus initiés, amorçant notre trois premiers pas sur le chemin de la maçonnerie. Plus tard, nous sommes devenus maîtres, nos ainés nous accordant leur confiance dans notre capacité à poursuivre le chemin seul et dans notre aptitude à guider les cherchants qui viennent après nous.
Après ces trois premiers pas, et tous les autres qui suivirent, si nombreux, nous amenant parfois à piétiner désespérément sur place sans savoir où nous diriger, viendra le temps du tré-pas. Les trois derniers pas marquant la fin d’un cycle en incarnation, et peut-être du dernier. Alors seulement après cette libération, après cette « réintégration », pour reprendre la terminologie chère à Martines de Pasqually, chacun d’entre nous deviendra véritablement Un Initié, Un Maître.
Ce que Platon affirmait en ces mots : « être initié, c’est mourir ».
Et il en faudra des naissances et des morts pour être Un Maître, des multitudes de voies de conscience qui sont propres à chacun. Avant d’aspirer à être UN Maître, tentons déjà dans cette vie, simplement et humblement, d’être digne d’être maître.
Ce vœu pieu amène d’inévitables coassements : être maître, c’est quoi ? Et maître de quoi ? Et même pourquoi ?
Le substantif latin « magister » nous a déjà permis d’amener une définition. Un maître est une personne qui domine un art et est susceptible de l’enseigner. C’était le titre qui désignait autrefois un instituteur/ institutrice (le maître/la maîtresse d’école). Plus loin encore dans le passé, les corporations d’artisans au Moyen-Âge étaient dirigées par des Maîtres de guilde, qui avaient su prouver qu’ils étaient devenus des ouvriers accomplis au sommet de leur art : les maîtres maçons et tailleurs de pierre, bien évidemment, les maîtres drapiers ou encore les maîtres cartiers à qui nous devons les premiers jeux de Tarot.
Le Maestro
Le terme italien « maestro » est passé dans notre langue pour nommer les personnes qui excellent dans un domaine artistique. C’est un témoignage de respect et de reconnaissance. Dans le domaine de la peinture, Léonard de Vinci est dans toutes les mémoires, ainsi que Michel-Ange, Raphaël, Rembrandt.
Mozart, Beethoven, Verdi, Bach se sont vus décernés ce titre en tant que compositeurs d’exception. Même chose pour les plus grands chefs d’orchestre : Herbert von Karajan, Leonard Bernstein, Seiji Ozawa ou John Williams par exemple.
Myamoto Musashi
En Orient, on honore du titre de maître des experts dans d’autres domaines tels que la calligraphie, le théâtre Nō, la poterie, le jardinage ou les arts martiaux.
Myamoto Musashi est l’exemple même de la figure emblématique du maître dans l’histoire du Japon. Ce célèbre escrimeur du début du XVIème siècle, gagna sa notoriété par sa technique de combat à l’aide de deux sabres de bois, un court et un long. Vainqueur de son premier duel à 13 ans, il en comptabilisait pas moins d’une soixantaine à 29 ans, tous gagnés avec ses sabres de bois (bokken) contre des adversaires armés de vrais sabres (nihontō). Sa réputation et sa technique devinrent légendaires lorsqu’il défia l’école d’escrime Yoshioka et élimina à lui seul la totalité de ses élèves (soit près de 60 à 80 combattants). À une époque où les arts martiaux, dans leur dimension mystique et spirituelle, commençaient à prendre le pas sur les seules techniques de combat, Myamoto Musashi fonda une école pour transmettre son enseignement. Près de 400 ans après la mort de son fondateur, une lignée ininterrompue de maîtres continue de transmettre l’enseignement du maître bushi (littéralement « guerrier gentilhomme ») : l’art du sabre bien sûr (kenjutsu), mais surtout son esprit, fortement imprégné par le bouddhisme zen, et qui se concentre sur neuf principes.
Les 9 principes de Musashi et la voie du Maître Maçon
Ces neuf principes font écho à la voie du maître maçon.
1er Principe : « Éviter toutes pensées perverses » est ce que le maçon libre et de bonnes mœurs s’efforce de faire.
2ème Principe : « se forger dans la Voie en pratiquant soi-même » : le Maître maçon doit tailler sa propre pierre, glorifiant le travail et la persévérance selon les préceptes d’un autre père fondateur mythique, Hiram-Abi.
3ème et 4ème Principes : « Embrasser tous les arts et non se borner à un seul », « Connaître la Voie de chaque métier, et non se borner à celui que l’on exerce soi-même ». Ces deux principes nous évoquent les arts libéraux de notre rituel de compagnon. « Il est bien évident que le Maçon se doit, pour prétendre à la Maîtrise parfaite, d’être un homme instruit et non un ignorant » dit le V∴M∴ au futur compagnon après son troisième voyage.
Myamoto Musashi n’était pas seulement un maître d’armes. Il s’illustra aussi dans l’art de la calligraphie, de la peinture et aussi de l’art du jardin japonais.
5ème Principe : « Savoir distinguer les avantages et les inconvénients de chaque chose ». Il invite à la modération, et la tempérance ; ce que Marc-Aurèle écrivait en ces termes : « Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre. ». La franc-maçonnerie cherche à inspirer ces mêmes valeurs de prudence, de tempérance, de justice et de force. Souvenez-vous des paroles du V∴M∴ à l’App∴ qui va être augmenté de salaire : « Ainsi donc, la Maçonnerie a tenté d’éveiller en vous les quatre Vertus Cardinales et leurs corollaires traditionnels ; ce mot, venant du latin cardinalis signifiant « porte », « gonds », montre qu’en vous le Rituel a tenté d’ouvrir des portes, par où la Lumière Supérieure doit un jour entrer à flot. »
6ème et 7ème principes : « En toute chose, s’habituer au jugement intuitif » et « Connaître d’instinct ce que l’on ne voit pas ». Ils font la part belle à l’esprit intuitif qui doit être au cœur du chemin de la maîtrise. L’intellect et la raison ne font pas tout et écouter sa petite voix intérieure, c’est être capable de se connecter aux plans supérieurs de notre conscience, qui est reliée au divin.
8ème principe, « Prêter attention au moindre détail ». Ce principe a la sagesse de nous rappeler que nous sommes des êtres incarnés, ancrés dans une réalité matérielle que nous ne pouvons ignorer. Comme les maîtres de sagesse des spiritualités orientales, nous devons être toujours attentifs, vigilants, dans l’ici et le maintenant, en vivant notre existence en pleine conscience.
9ème principe : « Ne rien faire d’inutile ». C’est est une ultime mise en garde à ne pas se laisser abuser par les occupations illusoires et superficielles du monde matériel qui empêchent la conscience de s’élever et ne peut que retarder sa libération.
Les deux dernières années de sa vie, Myamoto Musashi s’installa dans la grotte de Reigandō « esprit de la grotte », sur le mont Iwato pour méditer et rédiger son ultime ouvrage philosophique : le Go rin no sho ou Livre des cinq anneaux. Ce traité est articulé selon cinq parties ; un chapitre pour chaque élément, terre, eau, feu et vent, qui abordent tous les aspects de sa pratique du sabre. Le cinquième livre, chapitre du vide, est la réflexion métaphysique et ésotérique du maître samouraï, son testament philosophique qu’il conclue par ses mots :
« Faites de l’Esprit réel la Voie ! … Ne songez qu’à la justice, à la clarté et à la grandeur ! Faites du vide la Voie ! Et considérez la Voie comme « vide » !
Dans le « Vide », il y a le bien et non le mal. L’intelligence est « être ». Les principes sont « être ». Les voies sont « être ». Mais l’esprit est “Vide” ». Il faut comprendre ici le « Vide » dans son acceptation bouddhiste (Śūnyatā), qui désigne la vacuité de toute chose, leur absence d’être en soi, ce que le grand maître du bouddhisme tibétain Ringou Tulkou traduisait par « interdépendance, ce qui signifie que toute chose dépend des autres pour exister… Tout est par nature interdépendant et donc vide d’existence propre. »
Le 12 mai de l’an 1645, le vieux maître Myamoto Musahi offrit à son élève favori l’ouvrage qu’il venait juste de terminer et s’éteignit une semaine plus tard.
Sensei et Shīfu
Avant de poursuivre notre réflexion sur le maître, je ne veux pas quitter l’Extrême-Orient sans vous évoquer les termes japonais et chinois Sensei et Shīfu. Tous deux se traduisent par « maître », mais l’analyse des idéogrammes qui constituent ces deux mots délivrent un message bien plus éclairant.
Les deux caractères qui forment le mot Sensei se traduisent littéralement par « né en premier » ou « celui qui était là avant moi ». On se rend compte que le terme Sensei ne met pas l’accent sur une position honorifique ou dominatrice mais place le maître comme le maillon d’une chaîne de transmission : le maître est l’aîné qui a commencé son apprentissage avant ceux qui le suivront. Le maître prend même une dimension affective et bienveillante dans son homologue chinois Shīfu, le premier caractère shī signifiant « expert » et le deuxième fu se traduisant par « tuteur » ou « père ».
Les termes Sensei et Shīfu sont traditionnellement utilisés pour désigner un maître en art martial, qui dispense un enseignement de techniques de combat avec une dimension morale et spirituelle. Ce sont autant d’indicateurs pour affiner la perception que nous devons nous faire de la maîtrise. Pour être maître, il ne faut pas dissocier la discipline du corps physique de celle du mental et du spirituel, à l’image de la figure tutélaire du moine-soldat, représenté par le bushi ou le samouraï japonais, le moine du Temple Shaolin ou, en Occident par le chevalier de la Table Ronde ou des Ordres des Templiers et Hospitaliers.
Le Maître spirituel
Néanmoins, notre nature d’être spirituel incarné aspire à toujours vouloir se détacher de la matière ou du moins de ses aspects les plus vils et les plus denses.
Cela nous amène à considérer la figure du maître dans sa version la plus idéalisée : le mentor ou guide spirituel. Dans l’hindouisme, le terme sanskrit est guru. Dans le bouddhisme tibétain, son homologue est lama « Celui qui se tient plus haut ». Le terme « guru » a pris un sens péjoratif en Occident, et particulièrement dans la langue française. En anglais, il est plutôt utilisé pour désigner un expert dans son domaine. En Inde, le guru est une figure respectée, un maître spirituel ou un maître-enseignant reconnu dans un domaine particulier, comme le Sensei nippon. L’hindouisme étant une religion sans structure cléricale ou d’enseignement théologique, le guru est en Inde le garant de la tradition spirituelle et de sa transmission. Aussi, n’est pas maître spirituel qui veut. Il n’y a pas de guru auto-proclamé. Jean Varenne, spécialiste de l’hindouisme, précise que « c’est la reconnaissance publique du niveau d’accomplissement intérieur qui laisse entendre que tel ou tel a la stature d’un maître. » On ne devient pas maître, et chercher à le devenir ne peut qu’alimenter la vanité et l’ego. C’est uniquement dans le regard de l’autre que l’on est reconnu comme maître, mais encore faut-il n’en tirer ni gloire, ni profit personnel. Alexandra David-Neel se désespérait de constater que « tous les maîtres ont été trahis par leurs soi-disant disciples ; faute de pouvoir s’élever à la hauteur du maître, ils l’ont fait descendre à leur niveau. »
Le Maître spirituel dans d’autres traditions
Les autres traditions spirituelles ont leurs maîtres qu’elles honorent par un titre de respect. Dans le judaïsme, la figure du maître est incarnée par le rabbin ou rav (רַב) qui a donné rabb (ربّ : « Seigneur ») en arabe. L’un des plus grands maîtres spirituels de l’histoire rabbinique est sans conteste Moshe ben Maïmon dit Moïse Maïmonide (1138-1204) que Thomas d’Aquin surnommait « L’Aigle de la Synagogue ». Le mot Rav a pour valeur 202 en gematria, soit 4 par réduction arithmosophique. Daleth est la quatrième lettre de l’alphabet hébraïque et signifie « Porte ». Tout un symbole pour le Maître qui est le gardien du seuil capable d’ouvrir des portes pour les élèves dont il a la charge.
Dans le soufisme, cœur de l’Islam mystique et ésotérique, les premiers pas de l’adepte commence par une initiation au sein d’une confrérie appelée « tariqa » « voie » en arabe. Les Turuq (pluriel de Tariqa) portent le nom de leur fondateur, dont les maîtres (cheikh, au pluriel suhuh, « maître, vieillard, sage ») poursuivent l’enseignement, après avoir reçu la « baraka », « bénédiction d’origine divine qui confère à son détenteur des pouvoirs particuliers de protection, de clairvoyance et de guérison. » (Wikipédia)
Depuis les premiers ascètes du VIIIème siècle jusqu’à nos jours, nombreux furent les maîtres soufis qui s’illustrèrent par leur savoir et leur sagesse. Parmi les plus connus en Occident : Mansur al-Hallaj, Djalâl ad-Dîn Rûmî, Abou Madyane, Al-Ghazali, Ibn Arabi.
Au XIXème siècle, voici la définition que Cheikh Ahmadou Bamba donnait des maîtres soufi :
- Le vrai soufi est un savant, mettant réellement son savoir en pratique sans transgression d’aucune sorte.
- Il devient ainsi pur de tout défaut, le cœur plein de pensées justes.
- Détaché du grand monde pour se consacrer au service et amour de Dieu, considérant à un pied d’égalité la pièce d’or et la motte de terre.
- Semblable à la face de la terre sur qui on jette toutes sortes d’impuretés, faisant l’objet des plus durs traitements, mais qui ne donne jamais que du bien.
- Le scélérat, aussi bien que l’homme de bien, le foule aux pieds ; mais il reste immobile et impassible.
- Comparable au nuage qui déverse partout des ondées, sans discrimination.
- Celui qui atteint ce stade est un soufi, celui qui ne l’a pas atteint et qui se dit soufi est un imposteur.
En Occident, des maîtres se sont aussi distingués par leur sagesse, leur compassion et par leur capacité à transmettre, à donner sans compter, au sein de la chrétienté mais aussi dans d’autres voies de transcendance.
Au XIIIème siècle, le prieur d’Erfurt, Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart (1260-1328), marquera son époque avec la scolastique, philosophie chrétienne se nourrissant de la pensée néo-platonicienne et par son mysticisme spéculatif dit « rhénan » que l’on retrouve chez Hildegarde de Bingen dont notre S∴ Monique nous a conté l’histoire lors de nos derniers trav∴
Je ne veux pas finir ce tour d’horizon sans citer celui qui éclaire à chaque instant ma pratique de thérapeute, cher aussi à notre S∴ Célestine, qui vécut au siècle dernier dans notre région : Nizier Anthelme Philippe que tous connaissent sous l’appellation de Maître Philippe de Lyon.
Comment, nous tous ici présents portant notre tablier de Maître Maçon, ne pas se sentir tous petits devant de tels géants ?
Chacun et chacune d’entre eux peuvent être appréhendés comme des modèles, des exemples à suivre mais cela suffit-il ?
Que maîtrisons-nous vraiment ?
Lorsque j’occupais le plateau d’Orateur, je m’interrogeais déjà sur le sens de la maîtrise ; thématique si importante à mes yeux que je ne me privais pas de soumettre mes propres préoccupations à la réflexion des MM∴ fraîchement exaltés. « Vous n’êtes pas maîtres de votre corps, soumis aux aléas de l’environnement et du temps, périssable et voué à se dégrader, se détériorer et un jour retourner à la poussière. Vous n’êtes pas maîtres de votre mental, si émotionnellement fragile, toujours en équilibre précaire entre votre subconscient si mystérieux et votre conscient pétri de votre culture, de votre éducation et de votre caractère. Vous n’êtes pas maîtres du savoir maçonnique et de l’héritage que vous ont légué nos prédécesseurs. Vous n’êtes pas maîtres d’un quelconque pouvoir, ni même d’un semblant d’autorité. Alors, que maîtrisez-vous donc désormais ? »
« Que maîtrisons-nous désormais ? ». À cette question, je n’ai que des bribes de réponses, fait de bric et de broc. En vrac : un soupçon de libre-arbitre, quelques parcelles de savoir, une once de réflexion, une grande rasade de sang-froid et de dignité et beaucoup, beaucoup d’amour. Riche de toutes ces petites choses tentons d’être, comme l’écrivait Victor Hugo, « le maître que l’on voudrait avoir ». Sauf qu’Hugo n’a pas donner le mode d’emploi qui allait avec ! Je suppose que pour être le maître que l’on voudrait avoir, il faut être capable de s’aimer et d’aimer les autres inconditionnellement. C’est à ces seules conditions que l’on peut être mesure de forger sa patience, sa capacité à donner ou à s’opposer, mais toujours dans la rectitude.
Tu seras un maître, mon fils
Le F∴ Rudyard Kipling disait « qu’on ne paie jamais trop cher le privilège d’être son propre maître. » et son poème « Si », adressé à son fils délivre de précieux conseils pour y parvenir :
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te remettre à rebâtir,
Ou perdre d’un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un seul mot ;
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère
sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils
Cette feuille de route est-elle suffisante pour être un homme, une femme accomplie(e) ? Et plus encore Maître ?
Être soi-même
Et si, finalement, être maître consistait à n’être que soi-même, dans le respect du maintien d’un équilibre si délicat entre notre conscience fondamentale et le divin, entre notre être intérieur et les âmes que l’on côtoie, que l’on guide parfois et que l’on devrait écouter, plus souvent, avec humilité et bienveillance.
N’être que soi-même parce qu’un être d’exception qui a hérité du titre de maître n’est rien d’autre qu’un être imparfait comme tout un chacun.
« Le plus grand des miracles accomplis par mon maître est qu’il n’en fait pas. » constatait malicieusement le guru indien Osho Rajneesh.
Entre l’être imparfait et le maître, tout aussi imparfait, la différence est la prise de conscience de sa propre imperfection, de sa propre finitude et de ses propres limites.
L’impertinent dialoguiste Michel Audiard constatait que « Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît. » Je rajouterai que c’est pour cela qu’ils se plantent inéluctablement. La majorité n’ose rien, préférant rester dans un confortable immobilisme, qui l’empêche d’évoluer, tandis que le maître ose des prises de risques mesurées, alliant la raison à l’intuition, avançant avec pugnacité et détermination, en faisant profiter de son expérience ses frères et sœurs en humanité.
Dans son roman « Le Messie récalcitrant », Richard Bach illustrait cela par une parabole moderne dans la bouche de son protagoniste principal, garagiste de l’Indiana qui devient prophète bien malgré lui.
« Il y avait jadis, dans un village au fond d’un grand fleuve de cristal, des créatures.
« Le courant de ce fleuve glissait au-dessus de tous — jeunes et vieux, riches et pauvres, bons et méchants, et le courant allait son propre chemin, ne connaissant que sa propre nature de cristal.
« Chaque créature à sa manière s’accrochait étroitement aux branches et aux rochers du fond du fleuve, car s’accrocher était leur mode de vie, et résister au courant tout ce que chacun d’eux avait appris depuis sa naissance.
« Mais une créature dit à la fin : “Je suis las de m’accrocher. Bien que je ne puisse pas le voir de mes yeux, je crois que le courant sait où il va. Je lâcherai et me laisserai entraîner où il veut. À rester accroché, je mourrai d’ennui.”
« Les autres créatures éclatèrent de rire et dirent : « Idiot ! Lâche donc et ce courant que tu vénères te jettera, ballotté et meurtri, contre les rochers, tu en mourras, et plus vite que d’ennui. »
« Mais l’autre ne tint pas compte de ces quolibets, et retenant son souffle il lâcha et fut aussitôtt ballotté et meurtri par le courant contre les rochers.
« Or bientôt, comme il refusait de s’accrocher de nouveau, le courant le souleva et le libéra du fond, et il ne fut plus bousculé ni blessé.
« Et les créatures vivant en aval, pour lesquelles il était un étranger, se mirent à crier : « Voici un miracle ! Une créature comme nous- mêmes, et pourtant elle vole ! Voici le Messie venu pour nous sauver tous ! »
« Et celui que le courant portait dit : « Je ne suis pas plus messie que vous. Le fleuve se plaît à nous soulever et à nous libérer, si seulement nous osons lâcher. Notre véritable tâche c’est ce voyage, cette aventure.”
« Mais les autres criaient de plus belle : Sauveur ! Sauveur ! tout en s’accrochant aux rochers, et lorsqu’ils levèrent la tête une deuxième fois, celui que le courant portait s’en était allé ; alors ; restés seuls, ils fabriquèrent des légendes à propos d’un Sauveur. »
Lâcher prise
Cette parabole reprend l’ensemble des éléments que j’ai pu distiller au cours de cette planche. L’allégorie du fleuve comme courant du temps et des existences nous enseigne que pour devenir maître, il faut suivre sa petite voix intérieure et oser lâcher prise. Il faut également être en mesure de faire face à l’adversité, aux critiques et à la peur. Enfin, c’est le fruit de cette expérience, de ces voyages dans le flux de multiples incarnations que le maître deviendra UN Maître.
La réussite de la mission du maître sera complète dès lors qu’il permettra à d’autres de suivre la voie qu’il a ouvert. Passer pour un Messie ou un prophète dans l’inconscient collectif de l’humanité ne sert à rien d’autre qu’à alimenter des légendes stériles si des néophytes ne franchissent pas le pas à leur tour. Et pour cela, il faut s’opposer aux habitudes et au confort de l’inertie de la matière.
Le biochimiste Erwin Chargaff l’énonçait ainsi : « Un bon maître ne doit avoir que des disciples dissidents. »
La voie du maître selon le Tarot
Je ne terminerai pas ce travail sans vous décrire sommairement quelques illustrations qui ont traversé les siècles pour nous léguer un condensé de la voie de la maîtrise. Au nombre de vingt-deux, ce sont les arcanes majeurs du Tarot.
Ce périple commence avec le Mat, ou le Fol, qui se lance dans l’inconnu avec son seul bâton de marche et son petit baluchon. Comme la créature accrochée au fond de la rivière dans « le messie récalcitrant » de Richard Bach, il faut au tout début une petite dose de folie et de dissidence pour oser se lancer à l’aventure.
Le cheminement commence alors avec l’Arcane I, le Bateleur ou le Magicien, qui a devant son établi tout le nécessaire pour avancer. Il symbolise le Maître en devenir, qui a en lui toutes les potentialités de transformation intérieure.
L’Arcane II est la Papesse, ou Grande Prêtresse. Le livre qu’elle a sur les genoux et la tenture derrière elle indique qu’elle détient la Connaissance, même si elle n’est pas encore en mesure d’y accéder de manière consciente. Cette lame symbolise l’intuition, notre conscience fondamentale avec laquelle il faut se reconnecter.
Une fois cette connexion faite, il sera possible d’amener ce savoir intérieur sur le plan conscient. C’est l’amorce de la création mentale, de la projection de notre volonté et de notre intellect pour créer et progresser. C’est tout cela que représente le troisième arcane, l’Impératrice.
L’arcane IV, L’Empereur symbolise l’étape suivante de la voie de la maîtrise, la manifestation dans le monde tangible des pensées de l’Impératrice. L’Impératrice désire, conçoit et l’Empereur réalise. De la réalisation naît l’expérience. Cette période d’apprentissage correspond au Vème arcane, le Pape ou Hiérophante. C’est une phase d’évolution qui conduira le maître à comprendre, comme je vous le disais tout à l’heure, que l’Amour est au centre de tout. L’Agapê, cet amour inconditionnel, fondamental dans des voies initiatiques telles que le martinisme, le soufisme ou le bouddhisme est figuré par le VIème arcane, l’Amoureux.
L’Amour est la seule énergie pure digne d’alimenter le Chariot, VIIème arcane majeure du Tarot.
Avec le Chariot, une dynamique s’est mise en route. Le Maître est en chemin, à la recherche de la Vérité, sans laquelle l’équilibre, représentée par la balance que porte la lame de la Justice, ne peut être obtenu. C’est une quête intérieure dont l’archétype est le VIIIIème arcane, l’Hermite.
La Roue de Fortune annonce le cycle suivant, enseignant que rien n’est jamais acquis, qu’il faut du courage et de la pugnacité (Arcane XI, la Force), qu’il faut souvent changer de point de vue et de perspective (XIIème arcane, le Pendu), avec parfois des renoncements et des renouvellements (Arcane XIII, la Mort). Ce travail sur soi et toutes les épreuves à surmonter qu’il implique doit se faire en conservant modération et patience, en équilibre sur la voie du milieu : tel est le message de la Tempérance, le XIIIIème arcane. À ces seules conditions, le maître pourra se libérer de ses chaînes, de ses propres croyances limitantes en se confrontant à sa part de ténèbres représenté par le Diable, XVème arcane.
Quand le maître aura gagné ce combat, tout ce dont il aura réussi à se débarrasser s’effondrera comme la tour du XVIème arcane, la Maison-Dieu.
La voie de la maitrise s’ouvre alors sur des plans plus élevés, symbolisés par les luminaires célestes des arcanes XVII, XVIII et XVIIII. L’Étoile représente l’ouverture au monde extérieur, à la nature, à la réalisation dans l’espérance et la confiance. La Lune représente les nouvelles capacités du maître à se connecter aux plans subtils et à son monde intérieur pour développer ses dons de créativité et de clairvoyance. Le Soleil est l’archétype de la lumière divine que le maître cherche à atteindre sans relâche jusqu’à ce que son dernier souffle apporte l’ultime élan pour réintégrer l’Unité. Cette renaissance en esprit est l’avant-dernier message que délivre l’arcane XX du Jugement.
Le Monde, Arcane XXI, marque cet accomplissement au cœur des 4 éléments mais exprime aussi que cet accomplissement n’est que la fin d’un cycle. Souvenez-vous de la lettre Daleth, la Porte, réduction en gematria de Rav, le Maître. La voie de la maîtrise s’achève toujours sur une porte qui, une fois ouverte, révèle un nouveau chemin.
Les 11 accords de la maîtrise de la lucidité
Avancer sur le chemin de la maîtrise, c’est ouvrir des portes, l’une après l’autre pour ouvrir le champ de la conscience. Doña Bernadette Vigil, auteure sur la spiritualité toltèque, écrivait « L’essence de ce travail est la maitrise de la lucidité. » Selon cette femme nagual méso-amérindienne, dans la lignée de Carlos Castaneda, 11 accords spirituels tiennent lieu de lignes directrices sur la voie de la maîtrise de la lucidité.
Ces onze accords résonnent avec force avec tous ces maîtres historiques que je vous ai évoqué, tous ces courants spirituels qui nourrissent notre capacité à être maître de nous-mêmes. Je vous les livre comme des graines d’acacia qui fleuriront sur la tombe de notre maître Hiram-Abi : vigilance, discipline, non-jugement, respect, patience, confiance, amour, environnement impeccable, honnêteté, concrétisation par les actes, énergie impeccable.
RBT