Le vrai visage de la Franc-maçonnerie, -
MORCEAU D’ARCHITECTURE
Le vrai visage de la Franc-maçonnerie, Constant Chevillon (extrait)
Lorsque le profane se présente à la porte du temple, pour réclamer humblement la lumière, le gardien du seuil l’arrête rudement par l’épaule en disant : « Qui va là ? ». Et le psychopompe répond, pour le récipiendaire : « C’est un homme libre et de bonnes mœurs ».
Tout est là ; la Maçonnerie, en deux mots, met ses adeptes en présence de la plus complète et de la plus haute de toutes les vérités. La lumière, en effet, ne se donne pas aux esclaves, ils en feraient mauvais usage ; elle ne s’épanouit pas dans la dissonance passionnelle sous peine d’être immédiatement déformée et réduite en ténèbres ; elle se révèle, dans sa pureté, au sein de l’harmonie consécutive à la sérénité des rapports humains. Combien de Maçons, de nos jours, réfléchissent sur ces deux simples paroles ? Peu ou pas du tout. Ouvrons donc notre esprit aux accents de la maçonnerie et méditons-les pour notre compte personnel.
Le Temple est ouvert seulement aux hommes libres et de bonnes mœurs ; les deux membres de cette affirmation sont une seule et même chose ; les concepts s’interpénètrent et s’étayent mutuellement. La liberté est une puissance, les mœurs sont une attitude, un réflexe de la puissance. Les bonnes mœurs ne seraient rien, si elles n’étaient l’attitude de la vraie liberté. Celle-ci, en effet, consiste à commander à tout ce qui n’est pas la conséquence inéluctable des lois universelles du Cosmos. Être libre, c’est réglementer l’incidence des besoins, policer les instincts, canaliser les passions, juguler l’erreur et réaliser le bien dans la vertu, en détruisant le mal avec le vice. Or, de ceci, résulte une chose, à première vue étonnante, au moins pour le commun des mortels : un homme ostensiblement voué au pire des esclavages, au travail forcé sous la férule d’un garde-chiourme, à l’oppression systématique des tyrans, aux affres de la misère, de la maladie et de la mort, aux vexations et à l’ostracisme des foules aveugles, peut être immensément et superbement libre. Il n’adopte pas, en effet, l’attitude des esclaves, qui est la résignation, mais il accepte la nécessité du moment, il méprise les contingences, et il bande ses efforts pour s’en délivrer, sinon dans le temps, du moins dans la réalité éternelle. Au contraire, l’homme vêtu de la pourpre, devant lequel s’inclinent toutes les têtes, le législateur omnipotent, le magnat de l’industrie, l’arriviste sans scrupules, sûr de son prestige, de sa souplesse ou de sa force, peuvent être parmi les plus vils esclaves, s’ils se courbent au souffle de l’appétition matérielle, au souffle de leurs passions, de leurs désirs, sans autre loi que le succès. Regardez bien chacune de ces catégories d’hommes et distinguez-les par les mœurs. Vous ne trouverez pas le bien parmi les esclaves et le mal parmi les hommes libres, car les mœurs ne sont pas seulement cette concession aux convenances sociales, qui jette sur les pires abus, le voile d’un certain décorum ; les mœurs, dans leur essence dernière, sont un rayonnement de l’âme, de l’intelligence et de l’esprit, qui rend la vie belle, noble et humaine à travers des gestes parfois inélégants ou incompréhensibles. C’est pourquoi liberté et bonnes mœurs sont une seule et même chose.
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Voyons maintenant comment le vrai Maçon doit conquérir sa liberté pour informer sa conduite sous l’angle universel de l’humain.
II la conquiert en deux temps :
En une période d’émondation ou de purification qui le conduit à la liberté négative, à la maîtrise de soi-même, à la résorption des entraves matérielles et passionnelles, propres aux esclaves. En une période d’ascèse active, génératrice de la liberté positive, c’est-à-dire de la liberté de réalisation. Cette dernière seule est la véritable liberté, on le comprend sans peine. La période d’émondation, tous les Maçons la connaissent, et le contraire serait inadmissible, car elle constitue le thème essentiel de la Maçonnerie symbolique ; c’est la nouvelle naissance préconisée par les Ecritures, naissance à la lumière spirituelle. Elle consiste à rompre la gangue des besoins, des instincts, des passions ; à briser la chrysalide intellectuelle des préjugés et des erreurs dont l’âme de la foule est trop souvent prisonnière et, ainsi, entravée dans son essor vers le soleil de la vérité.
Comment s’arracher à cette emprise catastrophique ? Par l’assimilation judicieuse et l’utilisation rationnelle de l’enseignement maçonnique traditionnel. L’entrée dans le temple provoque un choc, le choc de la lumière brusquement révélée à la chute du bandeau. Ce choc c’est l’éveil sur un plan nouveau. Les fantasmes de la nuit s’évanouissent comme un brouillard inconsistant, les choses se précisent, apparaissent sous leur forme véritable ; toute la gamme matérielle se revêt de sa tonalité spéciale. Le sens strict du monde extérieur se révèle ; sous l’influx de la lumière c’est un simple point d’appui susceptible de parer à une marche incertaine et dangereuse à travers les marécages de l’animalité pure et un point de départ vers l’harmonie supérieure des entités spirituelles. Ce choc contribue donc à nous dépouiller du vieil homme, du manteau « humanimal » transmis par la génération sexuelle, mais c’est insuffisant. Il faut prévoir les possibles cataboles (réactions de dégradations), éloigner les embûches ; une liberté sans armes, toujours et partout, est une liberté morte.
Et le Maçon passe à la période active, cuirasse sa liberté pour la rendre invulnérable, pour lui laisser les coudées franches, en vue de l’action éventuelle.
Ici encore, l’enseignement s’efforce de mettre entre les mains de tous la clef de la solution. Non seulement il indique la direction générale de la liberté, mais il indique les routes les plus sûres et les plus directes pour y parvenir, il pousse même la sollicitude jusqu’à établir l’idéal itinéraire à emprunter. Insister sur ce sujet, ce n’est point éclairer une fatale ignorance, c’est attirer l’attention sur les difficultés et la transcendance de l’œuvre maçonnique, pour en fixer dans l’esprit les plus subtiles particularités.
Il ne faut pas, en effet, mésestimer les obstacles semés sous les pas de l’initiable. Malgré les précisions doctrinales et les points de repère, ils sont durs à surmonter. Tout à l’heure, la bonne volonté suffisait : tenir les yeux grands ouverts à la lumière, comparer, apprécier et dire oui, est une besogne relativement facile. Pour l’action, il faut faire appel à la volonté. Tailler dans le vif ; retrancher les branches inutiles, les bourgeons bâtards ou purulents, comporte une souffrance pour l’arbre confié aux soins du jardinier. Il en est ainsi pour le Maçon, et d’autant qu’il est à la fois, l’arbre, le sécateur et l’ouvrier. Sa volonté doit être indéfectible, sinon il reculera devant la souffrance, sinon la facilité et la paresse l’emporteront sur l’effort et l’ardeur, et nous nous trouverons en présence de cet axiome de la morale latine : Corruptio optimi pessima, la corruption du meilleur est la pire de toutes.
En cette période d’ascèse active, le but du Maçon est triple, puisque l’homme est construit sur un triple plan. Il doit façonner et cuirasser son âme, son intelligence et son esprit. Nous ne parlons pas du corps, car le corps a été purifié et comme régénéré par le procédé d’émondation, il est donc en parfait état de santé et d’équilibre.
L’âme humaine est ce milieu d’une matérialité subtile, qui, par l’un de ses pôles, touche à l’esprit et par l’autre à la matière ; elle est le moyen terme du composé humain, le médiateur plastique, si souvent condamné par les philosophes et les théologiens soi-disant orthodoxes. Elle est le milieu vital commun à l’homme et aux animaux, l’informatrice du corps ; elle renferme la sensibilité. Passons sous silence la sensibilité corporelle, lieu de décantation et d’élaboration des données expérimentales ; cet aspect relève de la psycho-physiologie. Nous envisageons seulement la sensibilité, réceptacle des passions et des sentiments, cette sensibilité qui rend l’homme matériel spécifiquement humain. Dans ce milieu naissent et se développent sous l’influx intellectuel les sept vices capitaux dont l’humanité est la proie : l’orgueil, l’envie, la paresse et les autres. Mais elle est aussi, sous la poussée volitive, la matrice de l’amour.
Si nous réfléchissons, d’un seul coup d’œil, nous verrons quel est le travail du Maçon sur le plan sensitif. Les vices capitaux sont greffés sur l’égoïsme, il en résulte : la haine, la cruauté, l’injustice à tous ses degrés, les mesquineries ridicules dont la foule des timorés, des faibles et des ignorants est l’éternelle victime. L’amour prend sa source dans l’universelle fraternité des êtres appelés à une même fin. De l’amour résultent : la pitié, la miséricorde, la bonté, la charité et toutes les vertus. Par conséquent, le Maçon doit déraciner en lui-même l’égoïsme et avec lui tous les vices dont il est le support, cultiver et élargir sans cesse l’amour et les vertus capables de fleurir sur cette tige embaumée.
Or, comment nomme-t-on dans le monde l’homme exempt d’égoïsme, bon, miséricordieux et charitable ? On dit de lui : c’est un homme de cœur. La formation du cœur sur le plan sensitif sera donc la préoccupation première du Maçon. Le Maçon sera l’homme au grand cœur, toujours prêt à tendre la main de l’amitié aux faibles, aux déshérités, à prodiguer son amour à tous les êtres frappés par l’infortune ou l’injustice, à relever les blessés sur les champs de bataille de la vie, à soutenir ceux qui sont sur le point de tomber. Et cette qualité très noble n’est pas synonyme de faiblesse ; par son ascèse sentimentale, le Maçon sait qu’il ne doit pas y avoir de compromission avec le mal, avec le vice, il sera dur pour les fauteurs d’oppression, pour les égoïstes et les méchants ; mais dans la lutte il laissera toujours la porte ouverte à la rédemption, car l’amour ne veut pas la mort du pécheur, mais son retour vers la bonté.
Passons maintenant à l’ascèse intellectuelle. Tout Maçon doit être un homme de science. Ne vous effrayez pas devant ce mot, vous qui, dès l’âge le plus tendre, avez été obligés de peiner pour arracher votre pain quotidien à la nature marâtre ; la science maçonnique n’est pas la science officielle de nos facultés et de nos académies. Il n’est pas, ici, nécessaire, pour être savant, de se pencher sur des équations mathématiques vertigineuses, ou sur les cartes du ciel, de percer le mystère des sciences positives. Il faut simplement faire de son intelligence, de son entendement et de sa raison, un outil de précision, incapable d’errer dans les limites de nos potentialités humaines. Qu’est-ce que la science ? C’est une codification ordonnée et logique des séries phénoménales. Nul au monde ne peut se vanter de la posséder tout entière. Les hommes les plus instruits en possèdent une bribe d’un côté, une bribe de l’autre, et, précisément en raison de cette dispersion, s’ils n’ont l’esprit supérieur qui relie les sciences entre elles et toutes ensemble à l’unique vérité, ils sont et resteront des primaires. La science maçonnique est l’esprit informateur des sciences, elle est la Gnose, au sens propre du terme ; elle ne s’arrête pas aux phénomènes, elle va jusqu’aux essences ; des attributs et qualités, elle infère la nature propre des êtres et des choses.
Suivre une série phénoménale de A jusqu’à Z, en déduire les lois et principes de sa constitution et de son évolution, c’est très bien. Connaître le pourquoi de tout cela est encore mieux. Eh bien ! la science maçonnique ne conduit pas à un autre but, elle est la science des causes et plus spécialement celle de la grande cause, elle tend à pénétrer le secret du grand Œuvre. Quelles en sont les bases ? Dans leur simplicité et leur clarté, elles sont à la portée de tous, elles constituent une méthode trop souvent négligée par le commun des hommes.
Le premier stade, le voici : écouter, observer, comparer et filtrer, dans le silence et la méditation. Partant, repousser les opinions toutes faites, les notions sans support, les idées faciles répétées par les perroquets de nos chaires scientifiques ou de nos tribunes politiques, pour piper la foule. Eviter la précipitation dans le jugement et, sur le jugement sain, apprendre à raisonner. Au deuxième stade : passer du connu phénoménal à l’inconnu causal ou nouménal, soit par l’induction ou la déduction légitimes, soit par l’analogie, cette clef maîtresse de la Gnose ou science ésotérique, et s’asseoir ainsi dans une certitude, sans aucune limite que la capacité elle-même de nos facultés représentatives humaines. Ainsi, pour arriver à la science maçonnique, point n’est besoin de s’attacher à des problèmes abscons, réservés aux professionnels de nos instituts officiels ; toutes les questions même les plus humbles, entrent dans le cadre des cogitations maçonniques et peuvent donner lieu à une solution scientifique dont le primaire est exclu. Cette solution, en effet, est engendrée par la vie elle-même et repose sur une raison correcte, sur une possibilité d’erreur rendue infinitésimale par l’émondation intellectuelle. La vérité, toujours, est serrée au plus près, avec la rigueur nécessaire à l’élaboration de toutes les évidences. Voilà la véritable science maçonnique, elle réside dans une vision directe des choses et des êtres, étrangère à la science officielle exotérique. Or, par la connaissance vraie des causes et des effets, il est possible de discriminer l’apparence de la réalité. Le Maçon saisit donc, avec précision, l’opportunité d’établir le juste rapport « existentiel » entre la première et la seconde, et ce rapport est une lumière, il est la lumière. Transporté de l’entendement à la volonté, c’est-à-dire de la pensée à l’action, il permet de procéder à l’assujettissement rationnel des besoins, des instincts et des passions, à l’extirpation des vices capitaux, à l’épanouissement des vertus, dans la mesure nécessaire à l’équilibre parfait de la personnalité spirituelle, partie dominante, substance même du moi humain. Nous entrons ainsi de plain-pied dans le troisième stade de l’effort individuel et de l’ascèse corrélative.
Non content de façonner sa sensibilité et son intelligence, son âme et sa raison, le Maçon doit illuminer sa volonté. Il ne s’agit plus ici d’instaurer les bases de l’amour sensible et la vérité relative des rapports scientifiques, il faut monter plus haut, s’installer dans le monde des idées pures. Il ne s’agit plus des reflets du vrai, du beau et du bien, à travers les manifestations cosmiques, mais des concepts universels informateurs de la pensée, des principes suprêmes qui conditionnent la vie, en règlent l’évolution normale, et en constituent la fin. En d’autres termes, il s’agit d’opérer l’autocréation de la conscience véritable et d’en harmoniser l’épanouissement avec les lois de l’être. Nous disons : conscience véritable, c’est-à-dire conscience essentielle, conscience de la personnalité. Notre individualité, en effet, a pris possession d’elle-même dans notre sensibilité, en se discriminant du monde extérieur, et dans notre intelligence par l’assimilation des rapports abstraits qui résultent de nos réactions vis-à-vis de l’action phénoménale. Cette conscience, la conscience première, nous est commune, compte tenu des incidences scientifiques, avec tout le règne animal.
Mais la conscience personnelle ou seconde, dont le support momentané se trouve dans la première, est non seulement la prise de possession de notre moi intime, elle est encore le principe d’unicité de l’indéfinie divisibilité sensorielle et intellective ; elle est encore le lieu où notre propre entité se conjugue avec le monde supérieur des idées. Elle est une puissance dynamique et statique, dynamique par l’unité qu’elle infuse dans le moi, statique par sa résistance à la dispersion. Elle est le sceau de l’être ; une fois mise en éveil, elle est incoercible, donc immortelle. Comment l’homme en voie d’ascèse peut-il éveiller sa conscience, la rendre immortelle et lui donner, avec la spontanéité, son caractère spécifique ? En l’illuminant par ses deux pôles : d’un côté par la lumière des rapports vrais recueillis par les sens, élaborés par l’intellect et synthétisés par la raison, de l’autre, en résorbant tous les voiles tissés par l’involution dans la matière, voiles qui empêchent l’esprit de communiquer intuitivement avec la source divine dont il est une émanation. Par ce procédé, la conscience devient lumière, elle n’est plus un reflet, une lumière déformée par la réfraction, mais une lumière vivante hypostasiée, un foyer radiant. Elle est l’imagination créatrice et la mémoire spirituelle au sein desquelles les idées se sont, en quelque sorte, incarnées dans une forme concrète et humaine pour ne plus s’effacer jamais. Alors la conscience dirige le faisceau de sa lumière vers la volonté pour lui rendre l’action facile, l’action dans l’axe général du vrai, du beau et du bien éternels, dans la vraie liberté qui ne consiste pas seulement à faire ou à ne pas faire, mais à faire ce qu’il faut et pas autre chose. Certes, pour réaliser cet ultime effort qui fait les génies, les héros et les saints, les difficultés sont innombrables. La matière est là, visible et palpable, attractive aussi et tyrannique ; la douleur est inévitable à celui qui veut la dompter, la conduire en des voies étrangères à ses réactions normales. Ne nous décourageons pas, adressons-nous à la méthode maçonnique. Elle nous dit : Cherchez, sondez, méditez dans le silence. Ne repoussez aucune idée, aucun concept, aucune notion, ne vous détournez d’aucun problème, d’aucune hypothèse, tout renferme une parcelle de la vérité, un rayon de la lumière, un atome de la réalité. Mais comparez, jugez et pesez avec la balance de l’équité. Or, dans cette « queste » du divin Graal, deux choses sont essentielles : la bonne volonté et le désir du bien, la subtilité intellectuelle et la persévérance viennent ensuite, car le désir engendre la persévérance et la bonne volonté est la matrice de l’acuité dans l’effort. Tout homme incapable de poursuivre jusqu’au bout cette ascèse personnelle ne gravira jamais complètement l’échelle de Jacob de la Maçonnerie universelle. Mais s’il peut l’accomplir, à quel résultat prestigieux ne peut-il parvenir ? Le Maçon ainsi évolué n’est plus un homme de la foule, « l’homo » soi-disant « sapiens » des anthropologistes, il est l’homme idéal, l’homme en soi, le « vir » de notre langue ancestrale, le latin ; le mâle capable d’agir, de réaliser, d’aimer et de se sacrifier à un idéal de justice et de fraternité. Il peut s’écrier comme le poète : Nil humanum a me alienum puto, rien d’humain ne m’est étranger.